Aujourd’hui, nous vous partageons la première partie de notre podcast sur la sociologie de la cause animale avec Fabien Carrié, maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Fontainebleau, Antoine Doré, chargé de recherche à l’Inrae et Jérôme Michalon, chargé de recherche au CNRS. Ce podcast s’appuie sur leur livre, Sociologie de la cause animale paru en 2023 aux éditions La Découverte que vous pouvez retrouver ici.
La cause animale est un mouvement social assez vieux, qui remonte au début du 19e siècle mais qui n’a encore été que peu étudié par les sociologues. La cause animale est fractionnée en discours, pratiques et organisations très divers qui ont évolué en fonction des périodes et des pays. Nous revenons donc sur l’histoire de cette cause et son évolution en France, de ses débuts à aujourd’hui !
Peut-être que s’il n’y avait pas eu un argumentaire qui visait spécifiquement l’éducation des humains, les premières lois de protection animale n’auraient tout simplement pas pu être votées.
JÉRÔME MICHALON
Au programme
- 00’14 : Présentation des intervenants
- 01’08 : Cause animale, protection animale, animalisme… une question de sémantique ?
- 03’25 : La sociologie et la cause animale
- 05’48 : L’intérêt pour les animaux en France : un phénomène récent ?
- 09’49 : Conception sectorielle et conception systémique
- 13’11 : Quelle conception, pour quels résultats ?
- 17’00 : Les premiers groupements en faveur des animaux
- 23’42 : La question de l’expérimentation animale
- 27’14 : De nouvelles modalités d’actions ?
- 29’42 : La scientifisation du mouvement en faveur des animaux
- 36’50 : Passage d’une logique de protection animale à l’animalisme
- 42’04 : Quel rapport entre la cause animale et les pouvoirs publics ?
- 44’34 : La lutte systémique s’institutionnalise-t-elle au même titre que la lutte sectorielle ?
Transcription
Chaire Bien-être animal : Nous sommes aujourd’hui en présence de Fabien Carrier, maître de conférences à l’Institut d’Etudes Politiques de Fontainebleau, spécialiste des relations entre idées et mobilisation. Nous sommes également avec Antoine Doré, chargé de recherche à l’INRAE, sociologue, qui étudie les transformations des rapports au vivant dans les domaines de l’agriculture et de l’environnement. Et enfin, nous sommes en présence de Jérôme Michalon, chargé de recherche au CNRS, sociologue et spécialiste des relations humains-animaux.
Vous êtes tous les trois co-auteurs de l’ouvrage Sociologie de la cause animale paru en 2023 aux éditions La Découverte. Nous allons aujourd’hui nous entretenir avec vous sur votre ouvrage, les raisons qui ont présidé à sa rédaction et son contenu en propre.
Chaire BEA : Première question, nous l’avons dit, votre ouvrage s’intitule Sociologie de la cause animale et pour débuter cet entretien, je vais vous poser une question de sémantique. Vous semblez le dire en exergue de votre propos, mais le choix des mots est important pour désigner l’intérêt, voire le militantisme en faveur des animaux. Alors pourquoi avoir choisi de vous référer dans le titre de votre ouvrage à la cause animale et non directement à la protection animale ou encore à l’animalisme ?
Antoine Doré : Il y a un enjeu un peu sémantique dans le choix du titre. L’enjeu, c’est déjà de pouvoir désigner notre objet d’étude. Mais ce n’est pas seulement un enjeu sémantique, puisqu’il s’agit aussi, dans le choix de ces mots, de pouvoir englober des mouvements sociaux qui peuvent paraître très différents aux yeux du grand public.
Le grand public connaît par exemple la SPA ou L214, qui sont des associations très différentes et qui pourtant ont quelque chose en commun. L’enjeu, c’était de pouvoir désigner cet objet qu’on a choisi d’appeler cause animale. La cause animale, c’est quoi ? Dans notre définition, c’est une façon de désigner de manière générale des idées, des discours, des pratiques, des organisations qui plaident pour la reconnaissance et la réparation des torts faits aux animaux.
Ces types de discours, de pratiques, d’organisation sont divers, varient en fonction des époques et varient en fonction des pays. Il y a différentes fractions de ces mouvements que l’on essaie de caractériser dans cet ouvrage.
Chaire BEA : Selon vous, utiliser le terme cause animale, était la façon la plus englobante pour justement englober tous les modes d’action ou tous les modes de représentation autour de la question animale ?
Antoine Doré : Oui, voilà. En fait ce terme de cause animale nous permet de regrouper deux fractions particulières et de rassembler ce qu’on appelle la protection animale, qui est historiquement la première déclinaison de la cause et qui a œuvré à faire voter des lois qui ont réprimé certaines formes de maltraitance. Mais ça permet aussi de regrouper à côté de la protection animale ce qu’on appelle l’animalisme et qui là désigne une fraction de la cause qui est apparue plus récemment, plutôt dans les années 70, et qui se caractérise cette fois-ci par des discours qui visent à remettre en cause toute forme de domination sur les animaux.
Chaire BEA : Pour parler de la cause animale, la philosophie semble historiquement l’une des premières disciplines des sciences humaines à s’être emparée de la question, et ce depuis Aristote. On renvoie à notre podcast dédié à l’expérimentation animale dans lequel nous nous sommes entretenus avec le philosophe et biologiste Georges Chapouthier.
Le droit a ensuite emboîté le pas à la philosophie depuis presque deux siècles, avec récemment la naissance de ce que Jean-Pierre Marguénaud nomme droit animalier.
L’économie dite de la condition animale semble être une discipline qui s’installe petit à petit en France. Là encore, nous renvoyons à notre podcast dédié à l’ouvrage de l’économiste Romain Espinosa Comment sauver les animaux ?
La question est basique, peut-être un peu naïve, mais la sociologie est-elle à la traîne ? Est-ce la raison de l’écriture de votre ouvrage ? Que peut apporter de plus la discipline sociologique à l’étude de la cause animale ?
Jérôme Michalon : Au risque d’y répondre un peu abruptement, la philosophie et le droit n’ont pas littéralement « étudié » la cause animale. Elles ont davantage participé à son élaboration et défendu sa légitimité. Dans le cas de l’économie, les travaux de Romain Espinosa qui ont été mentionnés, ont clairement un objectif similaire qui vise à rendre plus efficace la protection des animaux.
Ce n’est pas du tout notre propos. Nous, on cherche à comprendre le développement de la cause en tant que phénomène social, comme une nouvelle forme de discours, de pratiques et d’institutions qui visent à réguler les rapports que les humains entretiennent avec les animaux. Ni plus, ni moins qu’une nouvelle organisation de la société.
De ce point de vue-là, la sociologie n’est pas réellement à la traîne par rapport aux disciplines mentionnées. Elle est simplement dans une démarche différente. Ce qui peut étonner, en revanche, c’est que la cause animale est en fait un mouvement social assez vieux, qui remonte au 19ᵉ siècle et assez singulier dans ses objectifs. Et ce qui est étonnant, c’est qu’il a été assez peu étudié par les sociologues, par les politiques jusqu’ici, en comparaison avec d’autres mouvements sociaux comme le mouvement ouvrier ou le mouvement féministe par exemple.
Donc, l’objectif de l’ouvrage, c’est justement de faire le point sur les quelques travaux qui existent sur la question en sociologie et sur ce qu’ils nous apprennent du mouvement et de l’intérêt qu’il y aurait à y prêter davantage attention, d’un point de vue sociologique.
Chaire BEA : On entend aujourd’hui de plus en plus parler de la question animale dans les médias et de la cause animale. Ces derniers, se font l’écho de ce qu’on dirait une attente sociétale grandissante en faveur des animaux, ce que semblent confirmer les sondages. Ainsi, le l’Eurobaromètre sur l’attitude des Européens vis à vis du bien-être animal, indique que 84 % des Européens et 92 % des Français souhaitent voir le bien-être des animaux d’élevage mieux protégés.
Quand peut-on placer historiquement le début de cet intérêt pour les animaux en France que vous traitez dans l’ouvrage ? Est-ce un phénomène vraiment nouveau ?
Fabien Carrier : Je vais peut-être d’abord réagir sur les chiffres que vous avez cités du baromètre qui tendrait en effet, à montrer un quasi consensus sur la question du bien-être animal. Le fait est que la question posée de cette manière est consensuelle. Il est difficile d’être opposé au bien-être des animaux d’élevage ou de compagnie. Une question plus détaillée donnerait sans doute des résultats plus contrastés. Par exemple, quelles mesures et quels moyens seraient acceptables pour renforcer le bien-être animal ? Est-ce que les sondés consentiraient, à payer beaucoup plus cher leur viande ou à s’en passer complètement, pour augmenter ce bien-être-là ?
Je suis donc pas sûr que l’on puisse, à partir de résultats de ce genre, déduire grand-chose de l’attitude des Européens sur cette question animale. Tout juste peut-on constater que la question du bien-être animal est devenue largement consensuelle.
Concernant les origines historiques de l’intérêt pour les animaux en France, il est dès lors difficile de placer un marqueur temporel clair. On retrouve des textes qui, ponctuellement, évoquent cette question au fil des siècles, mais le tournant se situe vraiment à la croisée des 18ᵉ et 19ᵉ siècles, où on va observer une multiplication des écrits prenant fait et cause pour les animaux, qui vont interroger leur statut et dénoncer les mauvais traitements dont ils sont victimes. C’est frappant en France, durant la période révolutionnaire où il y a des interrogations sur le statut des animaux et la nature des relations que les humains doivent nouer avec eux.
Vous avez des historiens comme Pierre Serna, Valentin Pelosse ou Malik Mellah qui ont mené des recherches passionnantes sur ces questions. Au cours du 19ᵉ siècle, cette dynamique va s’intensifier et s’institutionnaliser avec la création, par exemple, de la SPA (Société de Protection des Animaux) en 1845 ou le vote de la loi dite Grammont du 2 juillet 1850 qui pour la première fois, va venir punir les mauvais traitements exercés publiquement sur les animaux.
Mais il est impossible, à partir de ces éléments, de mesurer l’intérêt pour les animaux au sein des populations à cette période. Les associations qui se créent et leurs soutiens, ne sont pas forcément représentatives de l’ensemble de la population française et sont plutôt recrutées parmi différentes fractions de la classe dominante, donc la bourgeoisie culturelle et l’aristocratie.
Chaire BEA : Ce que vous nous dites c’est que, contrairement à ce qu’on pourrait penser d’un tsunami de la cause animale, l’intérêt pour la question remonte à beaucoup plus loin et a été plus ou moins en fond pendant plusieurs siècles. Peut-être aussi qu’au tout début, l’intérêt pour la question animale ne rimait pas forcément avec intérêt pour l’animal en tant qu’individu mais pour la préservation d’un moralisme social. Est-ce que vous voulez compléter ?
Fabien Carrier : Les conceptions initiales qui se développent de la cause animale au 19ᵉ siècle, relèvent de ce qu’on appelle la protection animale et sont plutôt anthropocentrées. L’idée avec ce mouvement, c’est très largement de domestiquer, de civiliser les classes populaires, parce que beaucoup les considèrent comme étant violentes et dangereuses. L’idée, c’est de leur développer une forme d’apprentissage de la bonté via l’inculcation des comportements adaptés, considérés comme non-cruels vis à vis des animaux domestiques.
Chaire BEA : Le point de vue était parfaitement anthropocentré et le point de vue autocentré arrivera plus tard, on en reparlera juste après. Vous faites aussi la distinction dans votre ouvrage entre deux types de mobilisation pour les animaux, voire, entre deux types de conceptions de ce qui devrait être fait pour protéger les animaux : une conception dite sectorielle et une conception systémique.
Fabien Carrier : Je pense que c’est un point important de l’ouvrage. Cette distinction, c’est une proposition conceptuelle qu’on fait, qui vise à produire une description plus réaliste des actions et des motifs d’action des associations animales. Comme son nom l’indique, le terme sectoriel sert à désigner des conceptions de la cause qui vont dénoncer des pratiques particulières, comme par exemple la chasse, la corrida ou l’errance animale, et qui ne défendent pas nécessairement une remise en cause de l’ensemble des rapports aux animaux.
Ce qui est par contre le cas des conceptions systémiques qui, elles, appellent à une refonte totale de la condition animale. Donc, cette distinction là, elle permet d’expliquer pourquoi certaines associations de la cause animale arrivent à être entendues des pouvoirs publics et à engager des collaborations avec ceux-ci, tandis que d’autres peinent à le faire. Tout simplement parce que les formats de l’action publique et du travail politique sont davantage sectoriels que systémiques, donc davantage compatibles avec les revendications sectorielles.
La distinction sert à mieux comprendre les conditions d’ancrage sociales et institutionnelles des mouvements animaux, c’est un outil sociologique. Cet outil va venir répondre à une insatisfaction de notre part face à une distinction qui est couramment utilisée par les militants mais aussi par certains collègues universitaires, qui est la distinction entre réformisme/welfarisme et abolitionnisme de l’autre côté. Pour résumer simplement le réformisme, c’est une stratégie de la cause qui vise à améliorer la condition animale de manière graduelle, en acceptant que certaines pratiques perdurent, alors que l’abolitionnisme, comme son nom l’indique, est une stratégie plus radicale qui insiste sur l’importance de mettre un terme immédiat à certaines pratiques comme la consommation de viande, l’expérimentation animale ou la chasse.
Le mot important ici, c’est stratégie. Ces concepts sont au cœur des débats qui agitent l’éthique animale et le monde militant, car ils servent à réfléchir sur les conditions d’optimisation de l’action militante. Ces termes sont davantage des outils au service de la cause que des descripteurs fidèles de la réalité sociale de celle-ci. La distinction sectorielle/systémique, nous a paru plus pertinente pour coller à cette réalité. Elle permet de comprendre qu’une association sectorielle peut défendre une position abolitionniste, comme pour la chasse par exemple, vous avez des organisations anti-chasse qui veulent supprimer ces pratiques, sans pour autant remettre en cause l’ensemble du système d’exploitation des animaux par les humains.
Chaire BEA : Cette distinction vous permet d’élever un peu le débat, mais peut-être aussi de le dédramatiser, vu que welfaristes et abolitionnistes ne s’entendent pas toujours, et du coup, de pouvoir penser la cause comme un objet scientifique
Fabien Carrier : En prenant de la distance en effet, puis il y a une vraie profondeur historique. C’est là que l’on voit vraiment que la cause s’est structurée sur une opposition entre sectorielle et systémique pendant un temps. Donc ça renvoie aussi à ce travail de sociologie historique que l’on fait dans l’ouvrage.
Chaire BEA : La question qui me vient naturellement après avoir opéré cette distinction est laquelle est plus efficace selon vous ? Ce n’est peut-être pas votre rôle de répondre, mais on a envie de la poser. Peut-on se passer d’une approche systémique pour faire avancer la cause ? C’est-à-dire, est-ce que en ayant juste une approche sectorielle, c’est tout à fait suffisant, en se disant, je protège juste les animaux d’élevage, je protège juste les animaux de laboratoire… Et les deux participent-t-elles à part égale à la modification de notre perception des animaux et à la prise en compte de leur sensibilité ?
Antoine Doré : Le point de départ, le diagnostic, c’est la capacité des mouvements en tout cas pro-animaux, à transformer la société. C’est l’objet d’interrogations importantes entre les militants eux-mêmes ou les personnes qui sont parfois ciblées par ces militants. On observe d’ailleurs une véritable dramatisation de la question de ce pouvoir transformatif de ces mouvements pro-animaux. Les commentateurs, il y a différentes versions, mais certains vont souligner l’absence de changement réel. Ils déplorent par exemple, que les conditions de vie des animaux ne s’améliorent pas, voire parfois qu’elles se dégradent.
Et puis de l’autre côté, on a d’autres commentateurs qui eux, vont représenter la cause comme une sorte de machine de guerre et qui vont, s’inquiéter d’un avenir prochain ou où on ne pourrait plus consommer de viande. Devant cette dramatisation, nous, il nous semblait important de produire des connaissances sur quelles sont concrètement les transformations induites par la cause animale sur la société, sur plusieurs segments de cette société. On consacre d’ailleurs un chapitre entier à cette question dans l’ouvrage.
Par contre, on n’aborde pas cette question dans une perspective évaluative. On ne cherche pas à caractériser l’efficacité. S’intéresser aux conséquences, ce n’est pas forcément aller jusqu’à évaluer et à essayer de caractériser l’efficacité relative des différentes pratiques et stratégies d’actions militantes. On reste à l’écart d’un débat d’ordre stratégique.
La cartographie de l’espace social de la cause, et puis aussi la perspective socio-historique qui est la nôtre, permet pourtant de fournir quelques éléments de réponse à vos questions. D’un côté, par exemple, en montrant qu’il n’a pas eu besoin d’attendre l’apparition des luttes systémiques dans les années 70 pour observer certaines avancées historiques de la protection institutionnelle des animaux. Et puis, d’un autre côté, en caractérisant les effets différenciés des luttes systémiques et sectorielles sur les mondes sociaux, avec ce qu’on montre, c’est une sorte de division du travail militant entre des associations qui vont travailler main dans la main avec des acteurs institutionnels ou des acteurs marchands, et puis d’autres mouvements qui, eux, vont entretenir des rapports de force beaucoup plus frontaux avec ces acteurs institutionnels et marchands.
Chaire BEA : Ce que vous nous dites, c’est que vous vous placez plutôt dans une vision descriptive, historique, mais vous ne vous ne concluez pas à une efficacité ou vous ne cherchez pas en tout cas, quel serait le plus efficace.
Antoine Doré : Exactement, ce que l’on cherche à montrer, c’est de s’intéresser aux effets de ces différentes formes de mobilisation pour les animaux. Savoir si tel ou tel répertoire d’actions semble plus efficace, enfin la question de l’efficacité, elle suppose à un moment de hiérarchiser ces effets-là. Les acteurs militants eux-mêmes ne seraient sans doute pas d’accord sur quelle est la stratégie la plus efficace. Ce n’est pas notre rôle de trancher à la place de ces militants sur la meilleure manière aujourd’hui de protéger ou de défendre les intérêts des animaux. Notre rôle, c’est de montrer plutôt ces effets différenciés de ces différents répertoires d’actions qui vont avoir des effets institutionnels différents et qui vont avoir des effets sur les citoyens différents.
Chaire BEA : Nous avons évoqué tout à l’heure la loi Grammont, qui est issue d’une initiative politique et n’est pas issue du monde militant. On se pose la question de quand sont réellement nés les premiers groupements en faveur des animaux, quelles étaient leurs intentions, quelle était leur conception de la cause, quel type d’animaux défendaient-ils et comment envisageaient-ils la défense de ces animaux ?
Fabien Carrier : J’ai parlé tout à l’heure de protection animale, donc je vais un peu développer là-dessus. Il y a différentes formes de mobilisation pour les animaux, il y a la protection de la nature, pour qui les animaux sont importants à protéger en tant qu’espèce, pour des raisons qui tiennent à la fois au souci de préserver une sorte d’équilibre du vivant, de contempler des êtres très différents des humains et de le faire en préservant au maximum leur liberté et leur indépendance vis à vis des humains. Cette forme de protection, elle est assez différente de la protection animale où l’on va considérer les animaux avant tout en tant qu’individus, pas uniquement en tant qu’exemplaires d’une espèce donnée et surtout en tant qu’individus souffrants. C’est le soulagement de la souffrance animale qui est au cœur de la protection animale telle qu’elle se développe dans la première moitié du 19ᵉ siècle.
Cette période-là, c’est finalement le développement de cette cause, notamment avec une précocité britannique : ça commence à se développer dans les années 1820, en Grande-Bretagne.
Chaire BEA : Sachant qu’on rappelle quand même qu’au début c’était anthropocentré.
Fabien Carrier : Pourquoi est-ce que ça se développe à ce moment-là, en fait ? D’une part à cause de l’affaiblissement de l’autorité de la parole religieuse pour ce qui concerne le vivant, la nature et la création divine notamment mais aussi du fait de la montée en puissance de la parole savante. D’autre part, à cause d’un contexte particulier qui est marqué par une très forte accélération de l’urbanisation et de l’industrialisation des sociétés européennes, qui va accroître la proximité entre les humains et les animaux domestiques, dans des villes où ces animaux sont en fait omniprésents et génèrent parfois des tensions assez fortes.
La question de l’errance canine est un bon exemple. On commence à interdire les chiens errants à partir de la fin du 18ᵉ siècle en considérant qu’ils génèrent trop de nuisances pour les citadins. Mais les animaux dits de rente sont également très présents et très visibles, notamment les chevaux qui tractent des calèches, des charrettes et les premiers tramways, qui vont vraiment être les premiers objets de cette protection animale.
Et donc c’est autour de leur sort en particulier que va se cristalliser des inquiétudes de l’élite sociale : l’aristocratie et la bourgeoisie, qui sont omniprésents au sein de ces organisations. La maltraitance exercée par les charretiers à l’encontre de leurs chevaux épuisés et fortement dénoncée par ces élites qui sont souvent cavalières et pour qui le cheval est la noble conquête de l’Homme et ne mérite aucunement d’être traité de la sorte. Il y a donc dans le développement de la cause, un enjeu de distinction sociale aussi, qui est assez fort.
Cette première période de la protection animale se caractérise par un souci de diffusion des valeurs et des normes sociales propres aux classes supérieures en direction des milieux populaires. Il y a une volonté d’inculcation de ces pratiques-là et de la bonté, et ça se fait globalement à partir de deux volets. Il y a un volet répressif qui existe et qui a consisté à criminaliser les comportements et les pratiques contestées. Ce qu’on observe souvent dans ces périodes historiques, c’est que la création d’une société de protection, est précédée par le vote de lois qui sont portées et défendue, typiquement la loi Grammont, qui sont portées devant les assemblées législatives par des sympathisants de la cause, lois qui doivent venir punir les actes désignés comme créés à l’encontre des animaux. Et puis il y a aussi un volet éducatif, qui va consister à encourager et à récompenser la bonté envers les animaux. Il y a développement de discours édifiants, des publications d’historiettes qui montrent les répercussions du comportement beau, bon ou cruel vis à vis des bêtes, en distribuant aussi des médailles ou des prix lors de cérémonies pour récompenser les comportements vertueux vis à vis des animaux. Et donc, ces différents dispositifs qui sont conçus par les organisations doivent permettre l’inculcation de comportements adaptés, plus doux et plus mesurés, vis à vis des animaux.
Chaire BEA : Ce que j’avais trouvé intéressant dans votre ouvrage, c’est que les nouvelles lois de protection ont été le fait d’initiatives politiques, notamment la loi Grammont, mais qu’en réalité, il y avait peu de possibilités de mise en œuvre ou de vérification de la mise en œuvre de ces lois. Et finalement, les premiers militants, ce sont ceux qui faisaient en sorte de vérifier que ces lois étaient appliquées.
Fabien Carrier : Tout à fait, avec des vraies différences nationales, notamment en Grande-Bretagne, qui est vraiment précoce et un pays pionniers là-dessus avec l’organisation qui se créait en 1824, la Royal Society for the Prevention of Cruelty to Animals. Cette organisation a la possibilité, à partir des années 1830, d’avoir des espèces de sergents, d’agents qui vont agir au nom de la société pour traîner les individus qui enfreignent les lois de protection animale devant les tribunaux. On donne à cette organisation, à cette société, la possibilité d’appliquer dans l’espace public cette législation. Ce qui ne sera absolument pas le cas en France. En France, c’est d’abord une affaire de police et ça a des effets sur la diffusion de la cause parce que ça va être interprété très largement comme un outil pour fluidifier le trafic routier. Les charretiers et leurs animaux, bloquent la circulation donc les agents de police vont utiliser les lois pour faire en sorte de dégager assez rapidement les voies pour que les circulations puissent reprendre.
Chaire BEA : Donc encore une fois, ce n’était pas dédié à la préservation de l’animal.
Jérôme Michalon : Il faut quand même dire que l’orientation anthropocentrique des premières lois de protection animale et globalement des premières initiatives de protection animale, est sans doute liée aussi à un contexte institutionnel et politique qui, de fait, favorise des combats qui ont une visée à portée sociale, à portée éducative vis à vis des humains. Donc ce caractère anthropocentré, il faut également le replacer dans ce contexte-là. Peut-être que s’il n’y avait pas eu un argumentaire qui visait spécifiquement l’éducation des humains, ces premières lois de protection animale n’auraient tout simplement pas pu être votées.
Chaire BEA : C’était le moyen pour permettre de les voter, merci pour cette précision. À cette époque, je vous rappelle, on parle de protection animale, c’est l’expression que vous employez dans votre ouvrage. Mais après, il serait intéressant de voir l’évolution de cette cause animale et pour vous, la question de l’expérimentation animale, elle va constituer par la suite un tournant et dans l’optique anthropocentriste vs zoocentrisme.
De fait, l’intérêt croissant pour la question de l’expérimentation animale va aboutir à un changement de paradigme, puisqu’on va non plus s’intéresser à préserver la moralité et la sensibilité de l’homme qui assiste à ces scènes de violence publique, mais bien à ce que l’animal est susceptible d’endurer en termes de souffrance. Le point de vue initialement anthropocentré devient zoocentré, c’est à dire centré sur le ressenti de l’animal. Pouvez-vous expliquer ce que cela va impliquer pour le mouvement ? Est-ce que tous les tenants de la cause vont accepter ce tournant ou certains vont-ils rester dans une optique plutôt anthropocentrée ?
Antoine Doré : On observe vraiment des changements très importants à la fin du 19ᵉ siècle, avec notamment l’essor de l’antivivisectionnisme. Certains militants entendent s’attaquer aux pratiques des savants qui pratiquent la vivisection. C’est quoi la vivisection ? C’est un type particulier d’expérimentation animale qui consiste à faire des dissections sur des animaux vivants. À cette période, ce genre de pratiques n’est pas contesté par les acteurs établis des grandes organisations de protection des animaux.
D’une part, elles sont menées dans des laboratoires, donc à l’abri des regards, on n’est donc pas du tout dans le domaine de la cruauté publique. Et puis, deuxièmement, elles sont menées par des savants, des chercheurs respectables. Et on note d’ailleurs qu’on compte dans les rangs de la SPA à cette époque, des savants, des médecins, aussi des vétérinaires qui, certains d’entre eux, pratiquent la vivisection. Dans ce contexte, la lutte contre la vivisection va naître des marges avec l’arrivée de nouveaux militants issus de la bourgeoisie culturelle et avec aussi la scission et le départ de certains adhérents marginalisés de ces grandes associations. Et ces personnes vont créer des sociétés antivivisectionnistes et mettre en œuvre de nouveaux modes d’action. Ils vont opérer toute une série de déplacements conceptuels importants qu’on caractérise dans l’ouvrage. Il ne s’agit plus seulement de se préoccuper des animaux de rente à partir de là, mais aussi des chiens et des chats. On rappelle d’ailleurs que ce sont les chiens et les chats qui étaient principalement utilisés dans ces pratiques de vivisection.
Et puis, deuxième grand changement conceptuel, c’est qu’il ne suffit plus de condamner des actes de cruauté publique, il faut aussi pour les militants révéler des comportements dissimulés qui provoquent des souffrances considérables chez les animaux.
Alors, à la question est ce que tous les militants de la cause vont prendre ce tournant ? Et bien non. L’antivivisectionnisme constitue en fait une véritable fracture au sein de la cause. Tous les tenants de la cause ne vont pas l’accepter, et on va assister à une coexistence plus ou moins conflictuelle entre différentes déclinaisons de cette cause qui va se diversifier.
Chaire BEA : C’est très intéressant parce qu’aujourd’hui la personne lambda pense que la cause animale ou la défense de la cause animale est un peu un monolithe où tout le monde défend la même chose. On se rend compte avec ce que vous dites, avec votre ouvrage, que la cause animale est protéiforme, elle n’est pas toujours en accord. Par exemple, vous avez mentionné des militants de la SPA qui étaient parmi les expérimentateurs, certainement il y avait également des pro chasse à courre parmi les dirigeants de la SPA. Comme vous le dites parfaitement dans votre ouvrage, la question de la vivisection et l’arrivée sur le devant de la scène de la question de la chasse, amènent des nouvelles modalités d’action que vous avez déjà commencé à évoquer. Quelles sont-elles ?
Jérôme Michalon : Alors, c’est en effet la lutte contre la vivisection qui va introduire dans la cause des formes nouvelles de mobilisation comme on a déjà commencé à en parler un petit peu. Les manifestations publiques, sur le modèle de ce que l’on connaît aujourd’hui, avec des défilés dans l’espace public, des pancartes, des interpellations publiques des autorités. Comme on l’a dit, ce sont souvent des femmes qui prennent part à ces luttes. Et leur proximité avec le mouvement des suffragettes n’est sans doute pas pour rien dans l’introduction de ces modes d’action. Alors note aussi le recours à l’investigation, à l’enquête incognito, dans le but de débusquer les pratiques des savants et de les rendre publiques dans une logique de dévoilement et in fine, de scandalisation une fois que ces affaires sont dévoilées. Et il y a enfin le recours à l’action directe qui est nouveau. Les militants antivivisection ne vont pas hésiter à interrompre des démonstrations publiques pour sauver les animaux cobayes. Et ces techniques d’action directe vont être reprises plus tard par les mouvements de saboteurs de chasse qui vont tout mettre en œuvre pour perturber la tenue de chasse à courre en Grande-Bretagne, notamment.
Tout ça participe à ce que Christophe Traïni a appelé le registre du dévoilement qui se développe à la fin du 19ᵉ siècle, qui s’atténue un petit peu au courant du 20ᵉ sans disparaître totalement et qui réapparaît en France de manière assez forte plus récemment, avec les actions de L214, de Boucherie Abolition ou de 269 Libération animale qui, chacune à leur manière utilisent, investissent l’espace public à travers des manifestations, mènent des enquêtes et ont aussi des formes d’action directe.
Chaire BEA : Ce que vous nous dites, c’est que tout ce que met en place L214 n’est pas nouveau. Ce n’est pas eux qui l’ont inventé, mais dans cette optique de replacer dans une perspective historique, on se rend compte qu’en réalité, ces modalités d’action étaient déjà présentes avant et l’antivivisectionnisme a permis de mettre en place ce type d’action. En tout cas, d’une opposition aux savants à travers les mouvements antivivisectionniste, on passe ensuite à une scientifisation du mouvement. Cela peut paraître un peu paradoxal, car les militants sont souvent taxés de sensibilité, d’affectivité excessive pour les animaux. Loin donc de ce que pourrait exiger la raison ou la rationalité. Pouvez-vous expliquer ?
Antoine Doré : On l’a déjà dit, l’antivivisectionnisme va déboucher sur une fracture dans le mouvement, c’est quelque chose qu’on a expliqué précédemment. Cette fracture, avec d’un côté une fraction qui va continuer à se concentrer sur la dénonciation de la souffrance animale et notamment sur la prise en charge active au nom de l’empathie, de la compassion pour les animaux. Les partisans de cette fraction vont chercher à s’autonomiser du monde académique et scientifique qui était pourtant très présent au début et très actif pour cette cause-là. Mais cette fraction va chercher à s’autonomiser du champ académique et scientifique pour valoriser l’empathie, la compassion.
De l’autre côté, une autre fraction va continuer à cultiver des liens avec cet univers scientifique et académique, en minimisant la portée critique de leur engagement, en technicisant et en continuant à vouloir associer le souci de l’animal avec progrès social, avec l’avancée de la connaissance. L’essor des sciences du bien-être animal par exemple, ou de l’éthologie, ou encore l’élaboration du concept des trois R qui consistent à réduire, raffiner ou remplacer l’expérimentation animale, tout ça, ce sont des exemples de la manière dont le souci des animaux s’est peu à peu scientifisé et technicisé, au point de ne plus apparaître comme une cause militante, mais comme une affaire d’experts. C’est ce qui donne l’impression qu’il y aurait eu d’un côté une cause affichée comme telle, qui affirme son attachement à l’affection, à l’empathie, à la compassion, etc. à l’égard des animaux. Et puis, de l’autre côté, des savants, des savoirs scientifiques rationnels et des personnes pour qui il importe d’objectiver la sensibilité des animaux, leur capacité à souffrir et de réduire aussi cette souffrance. Les deux segments sont issus d’une même histoire mais ils relèvent de deux formes de souci des animaux, là où l’un s’affirme comme un engagement, l’autre met à distance toute dimension morale ou politique pour vraiment afficher sa dimension scientifique et technique.
Chaire BEA : C’est intéressant cette scientifisation, parce qu’on passe d’une protection de l’animal au nom de la morale à une protection de l’animal au nom de la science et ça conduit aussi à une dépolitisation du problème, mais peut-être aussi à une dédramatisation du problème ?
Antoine Doré : Ça conduit peut-être à une autre manière de représenter politiquement les animaux. Est-ce qu’on peut dire que ça conduit à une scientifisation aussi de valeurs morales ? Puisque dans ces deux fractions il y a une conception morale du rapport aux animaux qui est présente, mais certaines vont vraiment mettre l’accent sur la dimension éthique et la question de l’empathie, tandis que l’autre va chercher à scientifiser, à techniciser ce rapport, qui serait un bon rapport aux animaux et donc quand même une question morale derrière cette question.
Chaire BEA : Technicisation qui est aussi liée à l’intensification de la production animale.
Antoine Doré : Voilà, et c’est aussi quelque chose qu’il faudrait situer encore une fois historiquement, montrer que l’émergence et l’institutionnalisation du bien-être animal émergent dans un contexte d’industrialisation des productions animales.
Chaire BEA : En tout cas, ce jeu de ping-pong entre monde militant et scientifique qui s’installe va être structurant pour la suite de l’évolution de la cause, avec des militants qui vont d’abord répondre aux scientifiques en gagnant en expertise mais aussi avec des chercheurs et universitaires qui vont adopter un profil militant en dédiant de plus en plus la recherche à la justification de la nécessité de prendre en compte l’intérêt des animaux. Et cela peut-être, quitte à perdre la neutralité axiologique réclamée par la science. Qu’en pensez-vous ?
Jérôme Michalon : Alors nous, on a tous les trois un background en sociologie des sciences et on a pour habitude d’appréhender la science et le travail scientifique comme des activités sociales « comme les autres », des activités qui ne sont pas hermétiques au reste du monde social. Finalement, cette perméabilité, ce jeu de ping-pong, ça ne nous a pas étonné outre mesure. Mais ce qui est intéressant, c’est la manière dont parfois les militants vont utiliser l’argument de l’objectivité et de la neutralité de la science pour défendre leur point de vue. Alors que par ailleurs, ils vont aussi critiquer certaines formes de l’activité scientifique comme l’expérimentation animale. Réciproquement, certains scientifiques vont bénéficier de l’intérêt suscité par des questions a priori non exclusivement scientifiques, comme la souffrance animale, et développer des travaux novateurs sur le sujet en affirmant une posture très détachée. C’est donc cette relation de renforcement mutuel qu’on décrit dans l’ouvrage et qui est très visible lorsque l’on observe le domaine des Animals studies, par exemple, qui se développe depuis les années 80 et qui est une communauté qui mélange universitaires et militants, qui, ensemble, essaient de produire de la connaissance sur la condition animale, avec comme objectif affiché d’améliorer cette condition animale.
Donc là, on a effectivement l’image d’un mélange entre monde académique, monde militant assez fort. Alors qu’est-ce qu’il faut en penser ? Là encore, notre habitude de sociologue des sciences nous pousse à ne pas nous positionner comme des épistémologues qui viendraient dire ce qu’est la bonne et la mauvaise science, où est-ce qu’il faudrait fixer la frontière légitime entre science et politique ? Non. Par contre, on peut se borner et c’est déjà pas mal à constater que cette relation circulaire a fait émerger de nouveaux sujets scientifiques comme celui des rapports entre humains et animaux, qui n’intéressaient pas forcément grand monde et que cette relation circulaire a pu déboucher sur des connaissances inédites.
Chaire BEA : Je voulais quand même pointer que je trouvais intéressant ce militantisme académique qui se mettait en place, notamment en France. On pense à des chercheurs comme Florence Burgat, Romain Espinosa ou Nicolas Treich. Ce sont autant de chercheurs qui ont une position de militants, qui utilisent leurs recherches et leur science en faveur de cette cause. Et donc effectivement, c’est un point de vue, ce n’est pas du tout ce que vous défendez, vous défendez une position neutre, on l’a bien compris, mais en tout cas c’est intéressant de le souligner.
Chaire BEA : Donc finalement, quand est ce qu’on passe d’une logique de protection animale à l’animalisme ? Et quelles sont les nouvelles modalités d’action ?
Fabien Carrier : On peut situer ce passage dans la période des années 60 et 70, dans les pays de culture anglophone, les États-Unis et la Grande-Bretagne essentiellement. C’est un mouvement de fond qui résulte d’abord de l’arrivée au sein du mouvement de militants plus jeunes que les militants qui étaient jusque-là au sein de ces organisations, qui sont plutôt issus des classes intermédiaires des classes moyennes. Ces militants sont plutôt relégués au sein des organisations de protection animale à des positions subalternes. Et ça, ça va constituer les conditions de développement d’un creuset militant dans lequel ces individus, marginalisés, vont inventer de nouvelles façons de parler et d’agir au nom des animaux, en privilégiant l’action directe aux modes d’action plus traditionnels de la cause et en liant de plus en plus systématiquement le militantisme pour la cause animale et pratiques de consommation végétarienne, végétalienne ou végane. Ces innovations, tant dans les modes d’action que dans les idées vont par la suite être formalisées par de jeunes intellectuels dont la figure la plus connue est sans doute Peter Singer, qui vont proposer des concepts comme antispécisme, droits de l’animal ou ce genre de choses. Et ces concepts-là, ces labels, vont être appropriés par ces militants et par ces groupes d’apparition récente pour marquer leur rupture et leur différence avec la protection animale, dont certaines grosses organisations, notamment aux Etats-Unis, étaient alors fragilisées par des scandales, notamment financiers.
Et donc il va y avoir un véritable succès de ces nouvelles organisations et de ces labels-là, comme antispécisme, qui vont se diffuser dans les pays de culture anglophone. Si bien qu’on parle dans le livre de véritable révolution symbolique, puisqu’en fait les conceptions systémiques de la cause animale, qui jusque-là étaient en fait très secondaires et marginales, vont dorénavant occuper une position de premier plan.
Donc, c’est ce que je viens de vous décrire, c’est pour l’espace anglophone. En France, ce tournant, il va advenir beaucoup plus tard, malgré les tentatives d’importation qui commencent grosso modo à partir de la fin des années 1980, et notamment depuis la région lyonnaise. Vous avez alors des militants qui sont issus pour partie des milieux squats, des milieux anarchistes de la région, qui vont tenter d’implanter ces conceptions en France, en direction du mouvement anarchiste d’où ils proviennent mais ça marche difficilement. Un peu plus tard, au cours des années 2000 et 2010, on assiste à une évolution des propriétés sociales des militants de la cause animale française. Il y a des gens plus jeunes, qui vont rentrer au sein des organisations qui vont s’avérer beaucoup plus réceptifs aux conceptions animalistes, anglophones.
Et donc il va y avoir à ce moment-là une rencontre entre les militants plus anciens qui avaient tenté d’importer ces références antispécistes depuis la fin des années 1980 et ces militants nouveaux entrants. Et c’est vraiment à partir de là que l’animalisme commence à s’ancrer, à s’implanter en France. C’est ce qui se traduit par toute une série d’initiatives nouvelles, l’organisation, par exemple des Veggie Prides, une manifestation pour la fierté d’être végétarien pour les animaux ou encore la création Stop gavage qui va donner par la suite naissance à l’association bien connue L214.
Chaire BEA : L’animalisme, de ce que vous me dites, me paraît un peu dual. Et vous nous parlez aussi du milieu squat, du milieu anarchiste et de L214 qui est plus sur des actions de terrain. Finalement, qui est l’animaliste entre l’intellectuel qui réfléchit dans sa tour d’ivoire et le militant de terrain qui opte pour le choc moral en montrant des images d’abattoir, voire qui parfois rentrent dans l’illégalité ? Quel est votre avis en la matière ?
Jérôme Michalon : Alors la frontière, elle n’est pas si étanche que ça, il y a des militants qui se tournent vers le monde intellectuel pour trouver des ressources argumentatives, pour mobiliser des données scientifiques qui paraissent incontestables. Ils le font, mais pour autant ils ne délaissent pas des stratégies de choc morales, par exemple, quand ils peuvent faire les deux. Il y a même certains militants qui se revendiquent comme des chercheurs, notamment au sein des antispécistes français dont il a été question précédemment, qui ont beaucoup œuvré, pour importer l’éthique animale anglo-américaine à une période où les universitaires en France s’y intéressaient pas du tout, voire même où elle était rejetée massivement. Vous avez des événements comme les Estivales de la question animale, qui était un haut lieu de l’animalisme français et qui empruntait au format du colloque universitaire. C’était des militants qui envoyaient des résumés de communications, qui faisaient des présentations en 20 minutes, peut-être un peu plus, mais la forme était là.
Réciproquement, depuis quelques années, en France, on voit des universitaires qui affirment, vous l’avez dit plus franchement, leur attachement à la cause, qui vont prendre position publiquement. Et il y en a certains qui vont témoigner devant la justice en tant que caution morale des militants. Je pense notamment aux procès des militants de Boucherie Abolition qui avaient cassé des vitrines des boucheries, qui étaient mis en examen pour ça et pour lesquels plusieurs universitaires avaient été appelés à la barre par la défense pour valider le bien-fondé de la cause.
Chaire BEA : Cette référence à l’illégalité pose la question du rapport de la cause avec les pouvoirs publics. Existe-t-il certaines formes de défense de la cause animale qui sont promues et encouragées par l’Etat ? Ou est-ce que le militantisme en faveur des animaux suppose forcément une opposition aux pouvoirs publics ?
Antoine Doré : Certaines organisations pro-animaux entretiennent des relations de longue date avec les pouvoirs publics, avec l’Etat. Ces formes, elles témoignent d’une forme d’institutionnalisation de la cause.
Pour nous, c’est important d’étudier ces formes d’institutionnalisation de la cause, d’une part, pour comprendre comment la cause produit des effets durables sur les sociétés et d’autre part aussi, ça permet de comprendre les effets de ces formes d’institutionnalisation de la cause sur les associations elles-mêmes, sur leur fonctionnement, sur leurs modalités d’action. Dans l’ouvrage, on aborde cette question en partant d’un exemple particulier, celui de l’errance canine et des refuges pour les animaux. Je cite rapidement l’errance canine, en milieu urbain, elle s’impose comme problème public dès le 19ᵉ siècle et sa gestion devient rapidement une prérogative des collectivités locales. Donc on a des fourrières municipales et d’autres systèmes de ramassage et de mise à mort des animaux errants qui sont mis en place. C’est dans ce contexte qu’apparaissent les premiers refuges dans l’optique d’offrir une gestion alternative de ces animaux errants qu’on ramasse dans les rues. Des collectivités locales vont à ce moment-là nouer des partenariats avec ces refuges pour leur déléguer la gestion partielle ou totale de l’errance canine sur leur territoire. On assiste alors au développement d’une forme institutionnalisée de collaboration entre des organisations de protection des animaux et les pouvoirs publics.
Une telle institutionnalisation, ça peut être considéré comme une sorte de succès, une certaine reconnaissance du travail et des combats de ces associations. Mais ce qu’on montre aussi dans l’ouvrage, c’est que la gestion des refuges s’avère également très coûteuse en ressources, en énergie pour les associations, les militants se retrouvent parfois débordés par toute une série de tâches dont dépend le bon fonctionnement de ces structures. Et là, on voit par cet exemple, que l’institutionnalisation de la cause, elle peut aussi avoir un coût pour les organisations concernées. Et ici, on voit que c’est l’érosion de la puissance critique face à une routinisation des modes d’action qui va avoir lieu.
Chaire BEA : En tout cas, c’est plutôt la lutte sectorielle qui se retrouve institutionnalisée. Est-ce que la lutte systémique aussi se trouve institutionnalisée ? Je pense à la création, notamment en Belgique, d’un ministère chargé du bien-être des animaux. En France, de plus en plus de délégué à la condition animale fleurissent auprès des mairies. Est-ce que c’est la lutte sectorielle qui s’institutionnalise ?
Antoine Doré : Historiquement et même récemment, c’est quand même les luttes sectorielles qui ont réussi à s’institutionnaliser. Pourquoi ? Notamment parce que les politiques publiques sont elles-mêmes organisées de manière sectorielle. Et donc, qu’on puisse voir actuellement quelques exemples ponctuels qui montrent des débuts d’institutionnalisation des formes plus systémiques, c’est sans doute une réalité, mais le paysage et notre analyse générale montrent que c’est quand même les luttes sectorielles qui finissent par s’institutionnaliser mieux que les luttes systémiques.
Chaire BEA : Peut-on parler d’une méfiance, voire d’une répression de l’État envers les animalistes, qui appartiennent plutôt à une lutte systémique ? On pense notamment à la création en France de la cellule de gendarmerie DEMETER, qui a été chargée du suivi des atteintes au monde agricole et qui visait les écologistes, mais aussi les animalistes. Pourtant, la plupart des actions de L214, par exemple, sont quand même protégées par un statut de lanceurs d’alerte. Votre point de vue là-dessus ?
Fabien Carrier : Comme l’animalisme s’est diffusé assez récemment en France, il faut rester prudent pour caractériser les réactions des institutions publiques sur ces questions-là. Ce qui est certain, c’est qu’il y a pour le moment deux types de réactions qui s’observent en France, comme dans d’autres pays où l’animalisme se développe et ces deux réactions se combinent ensemble.
D’une part, on observe la création d’instances qui vont venir concurrencer les organisations militantes en prétendant comme elles, parler au nom des animaux en vue de défendre leur bien-être. Typiquement, ce que vous avez cité tout à l’heure sur les ministères du Bien-être animal en Belgique relève en grande partie de ces logiques-là. On a une autre tendance, en effet, à la répression et à la criminalisation de certaines expressions de l’animalisme. Cette dernière tendance-là s’est diffusée depuis les pays anglophones : les Etats-Unis et la Grande-Bretagne, notamment dans le sillage des lois antiterroristes qui ont été passées après le 11 septembre 2001. C’est vraiment la Grande-Bretagne qui a contribué à diffuser ce type de réponse dans le reste de l’Europe, notamment après que les services britanniques aient été confrontés à des campagnes de forte intensité contre l’expérimentation animale dans le courant des années 2000.
La création de la cellule DEMETER résulte en partie de cette dynamique, mais pas uniquement, elle est liée aussi à la mobilisation de la filière agricole. Par contre, il est aujourd’hui, on n’est pas devins, on est sociologues, il est difficile de dire si, comme en Grande-Bretagne, cette initiative a conduit à un affaiblissement durable de l’animalisme, comme ça a été clairement le cas là-bas ou si, au contraire, on aura affaire à une espèce de retour de flamme, en réaction à des militants plus engagés, qui pourraient éventuellement aller vers de l’action directe ou voir de la violence politique.
Chaire BEA : En tout cas, en parallèle de la scientificité de la cause qu’on a évoqué plus tôt, mais aussi en parallèle de toutes ces actions de terrain, on assiste à sa juridicisation puisqu’il y a aussi beaucoup d’actions en justice qui se multiplient du côté militant, que ce soit à l’encontre parfois des élevages industriels, mais aussi bien souvent à l’encontre de l’Etat, ce qui renvoie aux conflits qu’on a évoqué. Mais est ce nouveau pour le mouvement ? Quel est votre point de vue là-dessus ?
Jérôme Michalon : Si on parle de juridicisation, c’est à dire le fait de voir l’évolution de la loi comme un objectif, non, ce n’est pas vraiment nouveau, c’est même la base du mouvement. L’un de ses premiers objectifs a été de faire voter des lois protectrices. Et la loi a toujours été une cible privilégiée des associations, soit parce qu’il s’agissait de la faire évoluer, soit de la mobiliser pour criminaliser les mauvais traitements. Donc cette activité-là, qui consiste à faire appliquer la loi au nom des animaux, c’est une part très importante de l’activité des associations de protection animale qui se constituent régulièrement partie civile lors de procès pour maltraitance et cruauté.
Et là aussi, des collaborations avec l’Etat sont assez nombreuses et parfois indispensables puisque les associations peuvent être les seules à pouvoir recueillir des animaux saisis par la justice dans l’attente d’un procès. Donc le droit et le recours au droit sont essentiels pour la cause animale depuis longtemps. Ce qui est nouveau, c’est peut-être une stratégie de juridicisation nouvelle qui tente de faire évoluer le statut juridique des animaux vers le statut de personne morale.
Au niveau international, il y a un effort concerté des associations et des juristes pour faire sortir les animaux de la catégorie juridique des biens et qu’ils soient reconnus comme des êtres sensibles, capables de ressentir la douleur, capable d’agentivité aussi, et donc potentiellement devenir titulaires de droits subjectifs. Selon les contextes, les résultats de ces stratégies sont parfois très symboliques et peuvent parfois avoir aussi des effets concrets. Je pense notamment au Nonhuman Rights Project de l’avocat Steven Wise qui a débouché sur la libération de plusieurs primates.
Chaire BEA : Avec cette dernière question, je pense que nous pouvons clôturer tout le portrait que nous avons dressé de l’histoire de la cause animale, merci à vous trois pour votre présence et pour vos réponses aux questions.
à retenir
- La cause animale est une façon de désigner des discours, des pratiques et des organisations qui plaident pour la reconnaissance et la réparation des torts faits aux animaux
- La protection animale est une forme de mobilisation en faveur des animaux qui s'est développée au début du 19e siècle en France
- A la fin du 19e siècle, la cause animale va évoluer et se centrer sur le ressenti de l'animal, notamment avec l'essor des contestations contre la vivisection
CHIFFRE CLÉ
Siècle durant lequel la cause animale se développe comme mouvement social.
Peut-être que s’il n’y avait pas eu un argumentaire qui visait spécifiquement l’éducation des humains, les premières lois de protection animale n’auraient tout simplement pas pu être votées.
JÉRÔME MICHALON