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Podcast : Sociologie de la cause animale (Partie 2/2)

Podcast sociologie de la cause animale partie 2

Aujourd’hui, nous vous partageons la seconde et dernière partie de notre podcast sur la sociologie de la cause animale avec Fabien Carrié, maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Fontainebleau, Antoine Doré, chargé de recherche à l’Inrae et Jérôme Michalon, chargé de recherche au CNRS. Ce podcast s’appuie sur leur livre, Sociologie de la cause animale paru en 2023 aux éditions La Découverte que vous pouvez retrouver ici.

Après s’être intéressés à la définition et aux fondements de la cause animale dans la première partie du podcast, nous nous intéressons cette fois-ci au profil du militant pour la cause animale et à son l’évolution au fil du temps.

Si vous avez manqué la première partie du podcast, vous pouvez la retrouver ici : Podcast – Sociologie de la cause animale (Partie 1/2) 

Cibler la viande pour les militants animalistes, c’est une façon de faire monter la cause à un plus haut degré de généralité […].

JÉRÔME MICHALON

Au programme

  • 00’16 : Présentation des intervenants
  • 02’11 : Quel est le profil du militant actuel ?
  • 05’04 : L’engagement des classes populaires
  • 06’03 : L’orientation politique du militant animaliste et son lien avec l’écologie
  • 08’32 : La place des femmes dans la cause animale
  • 10’50 : Existe-t-il une intrication entre féminisme et animalisme ?
  • 13’15 : Distinction entre militants et sympathisants
  • 16’09 : Le militant pour la cause animale doit-il être végétarien ?
  • 19’11 : Qui est légitime pour porter la parole des animaux ? 

Transcription

Chaire bien-être animal : Nous sommes toujours en présence de Fabien Carrié, maître de conférences à l’Institut d’Etudes Politiques de Fontainebleau, Antoine Doré, chargé de recherche à l’INRAE, sociologue, et Jérôme Michalon, chargé de recherche au CNRS et sociologue. Nous parlons aujourd’hui de votre ouvrage Sociologie de la cause animale, paru en 2023. Nous avons déjà abordé tout ce qui était l’histoire de la cause animale et aujourd’hui, nous allons plutôt nous intéresser au profil du militant de la cause animale.

Donc première question, qui est pour vous Antoine, parlons maintenant de ce profil du militant. Vous semblez dire dans votre ouvrage qu’à ses débuts, la cause animale était plutôt incarnée par l’élite sociale. Pouvez-vous détailler ?

Antoine Doré : Oui, la cause a longtemps été réservée à une élite sociale, notamment au moment de sa structuration, à partir du XIXᵉ siècle. Elle est alors l’apanage d’individus qui sont souvent âgés, des hommes, qui disposent de ressources importantes et qui proviennent des fractions les mieux dotées de la société. Comme exemple, ça peut être des aristocrates, ça peut être des représentants de la bourgeoisie culturelle et économique, des membres du clergé, des artistes, parfois des savants, des médecins, des avocats, etc.

Jusqu’au milieu du XXᵉ siècle, les militants issus des classes moyennes, voire des fractions les plus hautes des classes populaires, sont souvent marginalisés. Alors marginalisés, ça peut être de deux manières : soit ils se retrouvent à la périphérie des grandes associations, c’est-à-dire à la périphérie mais à l’intérieur, ils sont à l’intérieur des associations mais se retrouvent relégués à des activités éprouvantes, chronophages et souvent invisibles, telles que les tâches relevant de la gestion des refuges, dont on a parlé.

Soit, ils sont sur les marges, mais côté extérieur, c’est-à-dire notamment dans les collectifs anti-chasse qui commencent à s’adonner à l’action directe, par exemple, en sabotant des parties de chasse.

Chaire BEA : Maintenant qu’on a abordé le profil historique du militant, quel est aujourd’hui le profil du militant qui s’engage pour la cause animale, qu’il soit animaliste ou non et pourquoi s’engage-t-on, Fabien ?

Fabien Carrié : Il est difficile de répondre à cette question sur le profil parce que la cause animale n’est pas un ensemble homogène, du fait notamment de sa longue histoire, dont on a déjà parlé. En ce qui concerne l’animalisme contemporain, on n’a pas forcément beaucoup de travaux, mais on peut dire que, dans le prolongement de ce que disait Antoine, que l’on a affaire à des militants qui proviennent pour l’essentiel des classes intermédiaires, qui ont souvent entrepris des études supérieures, ça c’est un point important, et on a une cause par ailleurs qui est très féminisée. On en parlera plus longuement par la suite.

Au sujet des raisons d’engagement : là non plus, on n’a sans doute pas assez de travaux pour répondre aujourd’hui de manière totalement satisfaisante sur cette question là. La plupart des recherches existantes vont insister sur la dimension émotionnelle de l’engagement. Ce serait une expérience traumatisante qui aurait agi comme un révélateur, quelque part, de la situation des animaux exploités et qui serait donc au principe de l’engagement au sein de cette cause.

Vous avez un sociologue étasunien qui s’appelle James M. Jasper, qui parle de choc moral pour désigner ce type d’événement et il est vrai que l’on retrouve chez beaucoup de militants ce type de récits des origines. Il faut évidemment prendre au sérieux les dires de ces militants mais nous soulignons dans le livre que ce type d’explication a quand même des limites.

Déjà, parce qu’en faisant de la réception de ces scènes traumatiques : vidéos, images ou expériences vécues de l’exploitation animale, en faisant de ça la raison de l’engagement, on s’interdit quelque part de se demander pourquoi ces images ou expériences ont fait sens pour tel ou tel individu, et pas pour d’autres. Après tout, plein de gens ont visionné les vidéos de L214 ou d’autres associations, sans pour autant s’engager par la suite.

Il y a donc des conditions sociales de possibilité du choc moral quelque part, des éléments dans la trajectoire et les propriétés des individus qui vont par la suite les amener à s’engager, qui peuvent permettre d’expliquer pourquoi la réception de ces scènes les a conduits à l’engagement. Et puis, il faut être prudent vis à vis de ce genre de récits des origines, dans un mouvement où les militants sont très régulièrement incités à justifier leur engagement, notamment vers l’extérieur, ce qui peut conduire à la production de ce type de récit souvent très maîtrisé et où, par ailleurs, les émotions constituent une ressource pour essayer de susciter de l’engagement.

Et tout ceci fait qu’au fond, on en sait encore peu sur les raisons de l’engagement. Alors il faut faire une exception, notamment des travaux de Christophe Traïni, qui a beaucoup travaillé là dessus mais il nous faudra sans doute encore attendre plus de travaux qui articulent ces discours militants avec l’analyse des trajectoires de propriété sociale de ces acteurs pour en apprendre un peu plus sur cette question.

Chaire BEA : La question qui se pose aussi, parce qu’on a parlé de l’élitisme qui était au départ la cause animale et on a un peu parlé aussi des classes moins aisées qui étaient quand même présentes, mais aujourd’hui les classes populaires ou les groupes sociaux moins favorisés, est ce qu’ils se préoccupent aussi de la question animale ?

Jérôme Michalon : D’une manière générale, les catégories populaires s’engagent moins que les autres sur différents sujets, notamment parce qu’elles n’ont pas le temps, elles ont moins de moyens de le faire. La cause animale, de ce point de vue là, ne fait pas vraiment exception. Dans les associations, il y a bien entendu des personnes qui sont issues des milieux modestes, mais très clairement, on les voit moins que les autres, elles sont moins visibles, elles sont moins dans l’activité de plaidoyer parce qu’elles n’ont pas effectivement le profil sociologique qui va avec ce type d’activité.

Elles sont plutôt reléguées à des tâches pragmatiques comme la gestion quotidienne des animaux de refuge, ce qui les rend effectivement d’autant plus invisibles.

Chaire BEA : Le militant animaliste, pour poursuivre sur ce portrait du militant, est-ce qu’il est forcément de gauche ? Quel lien entretient-il avec l’écologie ?

Fabien Carrié : Je vais commencer sur la question du rapport à la gauche, c’est vrai que les intellectuels et les groupes d’avant garde de l’animalisme, que ce soit en France ou dans les pays de culture anglophone, sont pour l’essentiel marqués à gauche, c’est certain, voir proche de l’extrême gauche et de l’anarchisme, notamment dans le cas des groupes qui mobilisent une action directe. L’antispécisme, par exemple, est conçu par analogie avec l’antiracisme et l’antisexisme, et Peter Singer présente cette lutte comme l’ultime lutte d’émancipation.

Mais l’animalisme, ce n’est pas un ensemble homogène. Tout le monde ne partage pas ces conceptions. Il y a des disparités locales et nationales assez importantes à ce sujet. En France, par exemple, apparaissent ponctuellement depuis l’émergence de l’animalisme à la fin des années 1980, des individus et des groupes qui vont venir contester ces tendances politiques en revendiquant par exemple un antispécisme apolitique. Mais jusque là, ces initiatives n’ont pas vraiment réussi à percer.

Concernant le lien avec l’écologie, c’est peut être encore plus difficile à caractériser tant la relation est ambiguë. Il y a eu clairement un renforcement des relations depuis les années 1980, avec des campagnes communes, par exemple autour des problématiques de consommation de viande et la promotion du végétarisme, et des individus comme Rod Coronado ou Paul Watson, qui est l’un des fondateurs de l’organisation Sea Shepherd, qui incarnent cette proximité, puisqu’ils ont fait des allers-retours entre les deux causes.

Mais il y a dans le même temps beaucoup d’incompréhension et beaucoup de différences entre ces deux mouvements, notamment au niveau idéologique. Juste un exemple à ce sujet, il faut comprendre que les militants écologistes se concentrent davantage sur la protection des animaux sauvages en tant qu’espèce ou populations, et quand ils prônent le végétarisme, c’est avant tout en vue de réduire l’empreinte écologique des consommateurs. Les enjeux de souffrance et de justice pour les animaux en tant qu’individus sont considérés comme secondaires. C’est évidemment tout l’inverse dans le cas de l’animalisme.

Chaire BEA : Ce que vous voulez dire que dans le cas de l’animalisme, on pense à l’individu animal et dans le cadre de l’écologie, on va penser en logique d’espèce, donc c’est à dire à préserver l’espèce et pas forcément l’individu qui fait partie de l’espèce.

Fabien Carrié : Complètement, par exemple, on peut avoir des dialogues où, dans la logique écologique, on va s’inquiéter de la disparition d’une espèce où il y a encore une centaine d’individus, pour les animalistes, c’est totalement secondaire par rapport aux souffrances de milliards d’individus sacrifiés chaque année pour la consommation de viande.

Chaire BEA : Les femmes alors, quelle place ont-elles au sein des organisations pro animaux historiquement et aujourd’hui ? Et comment expliquer leur surreprésentation ? Aujourd’hui vous êtes que des hommes, mais voilà, la question se pose quand même !

Antoine Doré : Les femmes forment la base militante de la cause animale depuis depuis le milieu du XIXᵉ. Plus récemment, depuis la fin des années 80, il y a quelques études qui vont démontrer cette surreprésentation d’un point de vue plus quantitatif. Alors en France, on manque un peu de chiffres, mais aux Etats-Unis, certaines études montrent que les femmes représenteraient, 67 à 80 % des membres de ces organisations.

Pourtant, les mêmes études montrent que les femmes sont sous-représentées aux postes de responsabilité alors qu’elles assurent une grande partie des actions de terrain notamment, et aussi du fonctionnement associatif quotidien. Mais ce sont des hommes qui occupent la majorité des postes de direction et finalement qui vont constituer aussi souvent l’assise intellectuelle et idéologique de ce mouvement. Alors oui, on souligne quand même que cette prédominance des hommes parmi les « leaders » du mouvement semble diminuer.

La question c’est comment expliquer ce lien entre genre et engagement pour la cause animale ? Cette question est plus compliquée. Objectiver la surreprésentation, c’est une chose, ensuite l’expliquer, c’est plus compliqué. Les réponses proposées par les spécialistes de la question sont nombreuses et contrastées. On les présente dans l’ouvrage, alors pour synthétiser, on peut en identifier trois. Certains travaux vont notamment mettre l’accent sur des différences essentielles entre hommes et femmes, par exemple, sur la propension innée de ces dernières à s’impliquer dans des activités de soins, d’éducation et d’empathie, donc ça, c’est un groupe de travaux.

Un deuxième groupe de travaux va insister davantage sur les processus de socialisation à l’origine de ces différences de genre. Sur les différences dans les manières d’éduquer les garçons et les filles, par exemple.

Et puis enfin, certaines recherches développent des analyses plus structurelles qui vont mettre l’accent cette fois ci, sur les relations, par exemple entre des mécanismes de domination des femmes et des mécanismes de domination des animaux.

Chaire BEA : C’est particulièrement intéressant cette question de la domination imposée aux femmes, mais aussi potentiellement imposée aux animaux. Peut-on dire, quelque part, que cette implication des femmes a participé à leur émancipation historiquement ? Parce que justement, vous dites qu’au début elles étaient peu présentes dans les postes de leadership et maintenant elles tendent à l’être. Et aussi, il y a toute cette question autour de la réification du corps animal et du corps de la femme qui rapproche les deux mouvements. Existe-t-il une intrication entre féminisme et l’animalisme ?

Fabien Carrié : Je ne saurais pas dire, je ne saurais pas mesurer si l’implication des femmes au sein de la cause a favorisé leur émancipation. Mais ce qui est certain, c’est que l’implication de militantes féministes au sein de la cause animale a contribué à renforcer et à légitimer la présence des femmes au sein de ce mouvement social.

Des liens ont été pensés et tissés entre féminisme et cause animale en fait, depuis longtemps, depuis des dernières décennies du XIXᵉ siècle. C’est particulièrement le cas avec l’antivivisectionnisme qui se caractérise par l’implication de nombreuses militantes et nombreuses intellectuelles féministes qui vont pour certaines dresser une analogie entre le traitement des cobayes animaux, des mains des savants et le traitement des femmes aux mains des médecins. Elles essayent d’imposer l’idée qu’elles seraient de vraies protectrices, contrairement aux vétérinaires et aux médecins qui, dans cette période, occupent des positions de direction au sein des organisations de protection.

En ce qui concerne la période contemporaine au plus proche d’aujourd’hui, les liens existent en effet entre féminisme et animalisme dans certaines fractions de la cause. Il y a déjà des intellectuelles comme Carole J. Adams qui, depuis les années 90, décrient et dénoncent les processus de réification des corps qu’elles considèrent comme étant au fondement à la fois de l’exploitation patriarcale des femmes et de l’exploitation des animaux.

Ces réflexions ont été reprises et prolongées plus récemment, à travers des conceptions comme le carnosexisme, qui dénonce les parallèles qui sont faits dans la publicité entre les corps féminins et les produits carnés. On pourrait aussi parler du femellisme qui est porté par l’organisation Boucherie Abolition, qui critique spécifiquement l’exploitation sexuelle des femelles, sur laquelle repose toute production, de viande, de lait et d’œufs.

Mais là non plus, on ne trouvera pas de consensus au sein de la cause. Il y a des débats, notamment des débats autour des stratégies de communication de certaines organisations qui parfois reposent sur la mise en scène sexualisée de célébrités féminines.

Chaire BEA : Et il y a aussi la question de la consommation de viande, qui serait quand même l’apanage viriliste de l’homme, qui est aussi de plus en plus questionnée aujourd’hui. Pour poursuivre, maintenant qu’on a abordé la question des femmes, je pense qu’il est aussi intéressant parmi ce monde militant, de faire une distinction justement entre les militants et les sympathisants. C’est à dire entre ceux qui agissent pour la cause et ceux qui sont en accord avec les idées défendues par les militants mais qui ne ne prennent pas les armes, si j’ose dire, qui ne militent pas sur le terrain. De fait, autant dans les militants, on remarque une surreprésentation de femmes mais en réalité, dans les sympathisants, on retrouve les hommes qu’on avait perdu dans les militants de la cause.

Jérôme Michalon : Alors, est ce qu’on doit opérer une distinction entre les militants et les sympathisants ? Je pense que oui il faut le faire, très clairement. Et dans l’ouvrage, on a été confronté justement à cette question à travers la littérature qu’on a synthétisée parce qu’il y a certaines études qui s’intéressaient vraiment directement à des activités militantes, à des personnes engagées dans des mouvements, alors que d’autres sondaient la population générale pour y repérer des personnes ou des groupes qui étaient plus ou moins sensibles aux valeurs de la cause.

Et donc c’est vrai que, quand on fait le bilan, on a deux populations un petit peu différentes. D’un côté, du côté des militants, on a beaucoup de femmes issues des classes moyennes supérieures, des professions intellectuelles, des cadres. Et de l’autre, on a des sympathisants qui sont presque autant d’hommes que de femmes, plutôt jeunes, mais on a toujours cette forte adhésion à des milieux sociaux aisés.

Mais vraiment, ce qu’il faut souligner, c’est que ces études sur les sympathisants, elles sont à prendre avec des pincettes. Parce que finalement, l’adhésion aux valeurs de la cause, elle est de plus en plus consensuelle dans la société. Mais elle peut se décliner tellement différemment que finalement, les sondages qui montrent que les Français aiment les animaux ne veulent pas dire grand chose. C’est pour ça qu’il faut, je pense, que davantage de travaux sociologiques soient menés sur le sujet.

Chaire BEA : En tout cas, c’est sûr que le militant, dans son discours, aura tendance à s’appuyer sur les sympathisants ou sur le nombre de sympathisants et leur vision  pour défendre son discours. Et c’est aussi intéressant, pour reboucler avec le féminisme, de se dire qu’aussi, parmi les sympathisants, vous avez des hommes mais on parle aussi souvent de charge éthique de la femme au sein du foyer, qui va être celle qui va impulser toutes les questions éthiques et l’homme qui, à côté, va être un peu le suiveur, un peu plus passif et ça aussi c’est des questionnements qu’il y a actuellement.

Donc vous avez le sympathisant, qui est un homme, et vous avez effectivement la militante qui est plutôt la femme et voilà, c’était pour reboucler avec la question féministe, mais je ne sais pas si vous y avez pensé, c’est une petite question bonus.

Fabien Carrié : C’est une piste intéressante.

Chaire BEA : Et dernière question concernant ce profil du militant, qui est une question qui taraude un peu toute personne qui n’est pas militante, voire qui n’est pas végétarienne : le militant pour la cause animale est-il, voire doit-il être végétarien, voire vegan pour faire preuve de cohérence éthique ?

Jérôme Michalon : Les régimes alimentaires des militants sont devenus un objet de discussion incontournable avec l’animalisme. Depuis les années 70, cette séquence où l’éthique animale émerge et cherche à mettre en cohérence les raisons intellectuelles de se soucier des animaux et les meilleures manières de le faire. La consommation de viande et l’abattage qui va avec, deviennent l’exemple type de la pratique incohérente.

Alors c’est vrai que le végétarisme et le végétalisme existaient déjà dans la cause avant cette séquence, mais ce n’était jamais finalement un prérequis à l’engagement. Il y avait des sociétés de végétariens ou de végétaliens un peu plus tard, qui parfois étaient engagés pour la cause, et parfois non. Et réciproquement, des militants de la cause qui n’étaient pas du tout végétariens. Donc il n’y a pas d’intrication naturelle entre ces régimes et la cause animale.

Avec l’émergence des conceptions systémiques de la cause, ça va changer. D’une part, parce que la viande, c’est l’exemple type de la domination des humains sur les animaux, c’est une ligne de front idéale pour la critique systémique : tout le monde n’est pas chasseur, tout le monde n’est pas vivisectionniste, par contre manger de la viande et des produits animaux, ça concerne presque tout le monde, on est acculturé depuis la petite enfance à ces pratiques là. Donc cibler la viande pour les militants animalistes, c’est une façon de faire monter la cause à un plus haut degré de généralité. C’est une façon d’interpeller le plus grand nombre de personnes possible sur leurs pratiques, sur des choses qu’elles ont apprises depuis l’enfance et qui font système et donc, quand on porte une critique systémique, il faut trouver une pratique qui permette d’incarner le système qu’on dénonce.

Et la consommation de viande, ça occupe ce rôle, ça occupe un autre rôle au delà du combat lui même. Le végétarisme et le véganisme jouent en fait le rôle de ciment identitaire pour les militants qui trouvent au sein du mouvement un espace où ils et elles peuvent partager leurs expériences de déviance vis à vis de la norme alimentaire dominante par exemple, et se sentir unis par cette pratique de réforme de soi qui est pour le coup un nouveau mode d’action de la cause animale quand on regarde au niveau historique. Au point même que certains auteurs suggèrent même de considérer que le véganisme en soi, c’est à dire indépendamment du fait de faire partie d’une association, serait une façon de s’engager pour les animaux.

Et donc ici, en fait, il s’agirait de convaincre le plus de gens possible de l’intérêt de la nourriture végane mais non plus par l’argumentaire moral, mais par le recours au goût. Donc le goût devient une sorte de vecteur d’enrôlement, d’engagement.

Chaire BEA : En tout cas, ce que vous nous dites, c’est que finalement, le végétarisme, c’est un marqueur de l’identité militante et qu’il y a une forme quelque part, de ce qu’on pourrait dire d’orthopraxie militante, c’est à dire d’une pratique qui est normée autour de la non consommation de viande, même si ce n’est pas forcément un prérequis à l’engagement.

Chaire BEA : On va se diriger vers la conclusion de cet entretien. Finalement, tout ce que nous avons abordé et tout le nœud du problème renvoie à l’idée que l’on parle en fait à la place des animaux eux mêmes, à la place de ce que des militants appellent les « sans voix ». Dans cette optique, l’intérêt de l’animal ne peut être perçu qu’à travers la perception de l’humain, et c’est peut être la raison pour laquelle vous indiquez qu’avec la cause animale, on assiste à l’apparition d’une forme radicalement nouvelle d’engagement.

Parce que jusqu’ici, les gens qui s’engagent, ils s’engagent souvent en parlant pour eux. Le féminisme, c’est souvent des femmes qui s’engagent, même si par ailleurs il y a des alliés hommes, comme l’antiracisme, même s’il y a aussi des sympathisants.

Pour l’animal, ça n’est pas possible, l’animal ne peut pas parler au nom de lui-même. Et donc chacun prétend savoir ce qui est bon pour les animaux. Mais, qui est vraiment légitime pour porter la parole des animaux ?

Fabien Carrié : C’est pas à nous, sociologues, de dire qui est légitime ou pas. Votre question amène finalement à se demander comment les animaux existent au sein de l’espace public et de l’espace social. Au niveau individuel, nous nouons des relations de face à face avec des animaux, relations qui vont nous troubler, nous amuser et ainsi de suite, mais au niveau collectif, au niveau macrosocial, les animaux existent uniquement parce qu’ils sont parlés par des individus et des groupes humains.

Ils n’existent en fait qu’au travers d’un acte de délégation. Et dans l’ouvrage justement, nous définissons la cause animale comme une entreprise de représentation politique, une entreprise de représentation politique d’un genre un peu particulier. C’est un cas limite, en quelque sorte, puisque contrairement aux activités de représentation politique portant sur des groupes humains, les représentés ici ne peuvent pas contester l’activité de représentation.

Ils ne peuvent pas remettre en cause leur consentement implicite à la délégation. En somme, tout le monde peut prétendre parler au nom des animaux, ce qui va rendre plus difficile la légitimation de cette activité de représentation, puisque tout le monde peut prétendre parler en leur nom, qui est vraiment légitime à le faire ? C’est la question que vous posiez, et la position que nous on défend dans l’ouvrage, c’est justement de ne pas prendre le parti là dessus, ce qui reviendrait à émettre un jugement de valeur et à tomber dans le normatif prescriptif.

Ce que nous avons cherché à faire, c’est montrer qu’en effet, la représentation politique des animaux est un enjeu de lutte pour la légitimité entre différents groupes et qu’au fil du temps, particulièrement ces dernières années, ces luttes s’intensifient avec l’apparition notamment de nouveaux acteurs comme les groupes faisant partie de l’animalisme.

Chaire BEA : En tout cas, j’entends que la sociologie du fait de ce côté vraiment nouveau de la cause animale, qui parle au nom d’êtres qui ne peuvent pas parler en leur nom, pousse la sociologie à se remettre en question aussi et à réfléchir à de nouvelles façons de penser ces mouvements.

Fabien Carrié : Alors déjà, c’est pas la seule, je dis que c’est un cas limite, mais y en a d’autres. La cause environnementale typiquement aussi, prétend parler au nom de non humains et au nom d’êtres qui sont sans voix, qui ne peuvent pas contester. Je ne sais pas si c’est un vrai débat sur est ce qu’il y a un exceptionnalisme autour de ça.

Nous, précisément, on défend plutôt la position inverse. C’est à dire que finalement, à partir des outils des sciences sociales, de l’analyse des mouvements sociaux, de l’histoire sociale des idées, on peut étudier cette cause comme n’importe quelle autre cause, ce qui ne veut pas dire qu’elle n’a pas des spécificités, typiquement cette question là, cette division systémique/sectorielle dont on a parlé, qui structurent quand même vraiment la cause, sont des spécificités. Mais malgré tout, on reste sur un mouvement social qui agit par des logiques qu’on retrouve dans d’autres types de mouvements.

Chaire BEA : C’est un mouvement social spécifique mais la sociologie est suffisamment outillée pour pouvoir le penser.

Fabien Carrié : Complètement.

Chaire BEA : Dernière question du coup, Jérôme, c’est vous qui vous y collez ? La société devient elle meilleure avec l’intégration de toutes ces questions ? Et si oui, est ce qu’elle le devient par l’approfondissement d’un rapport bienveillant humain-animaux ou est ce qu’elle le devient en tant que société qui se questionne sur le fondement éthique de ses actions en se demandant s’il est juste ou justifiable d’instrumentaliser d’autres êtres à des fins utilitaristes, à des fins propres pour aider la société à avancer ?

Jérôme Michalon : Donc effectivement, une société qui se questionne sur ses normes, d’un point de vue sociologique, c’est toujours intéressant à étudier. Après, je suis pas sûr que les militants de la cause animale se questionnent tous. Il y en a qui se questionnent, tout le monde ne se questionne pas. Est ce que ça rend la société meilleure ? On ne va pas forcément répondre dessus.

Par contre, on l’a dit, on le répète, ce qu’on peut constater, c’est que la cause animale a des effets sur le monde social. Elle fait évoluer la société, c’est sûr. Ce qu’on peut dire aussi, c’est que la cause animale est conçue par certaines fractions, comme une œuvre civilisatrice. Ça, c’est important de le souligner, et ce n’est pas uniquement au XIXᵉ siècle. C’est à dire que, encore aujourd’hui, vous avez des références au terme civilisation, sous la plume de certains éditorialistes, sous la plume de certains représentants politiques qui n’hésitent pas à dire que prendre en compte la condition animale et l’améliorer, c’est faire œuvre de civilisation. Donc il faut resituer ces discours civilisateurs. Et ça permet aussi de dire que la cause animale, au XIXᵉ siècle comme au XXIᵉ siècle, n’engage pas uniquement que des questions relatives aux rapports aux animaux.

Très clairement, il y a des projets de société qui sont portés, que ce soit par les aristocrates et les philanthropes du XIXᵉ siècle, ou bien les militants de L214 aujourd’hui.

Chaire BEA : Merci pour cette réponse, c’est tout à fait clair. Merci à tous les trois pour avoir répondu à toutes mes questions. Je vous souhaite une bonne continuation et une bonne promotion de votre ouvrage.

Fabien Carrié, Antoine Doré et Jérôme Michalon
Merci Marion

à retenir

CHIFFRE CLÉ

67 à 80%

Pourcentage de femmes dans les organisations pour la cause animale aux États-Unis.

Cibler la viande pour les militants animalistes, c’est une façon de faire monter la cause à un plus haut degré de généralité […].

JÉRÔME MICHALON