|   La chaire bien-être animal
  1. Home
  2. Actualités
  3. Les insectes sont-ils capables de ressentir de la douleur et des émotions ?…

Sommaire

Les insectes sont-ils capables de ressentir de la douleur et des émotions ? VRAI ou FAUX ?

Douleur, émotions et insectes
Douleur, émotions et insectes

Ce n'est pas si simple !!

La simplicité du système nerveux central des insectes a longtemps laissé penser que non. De plus, les différences anatomiques et physiologiques entre les vertébrés et les insectes rendent la comparaison entre les deux difficile et ne permettent pas de conclure que les insectes sont capables ou non de ressentir de la douleur et d’éprouver des émotions.

Cependant, des études récentes semblent indiquer que les insectes manifestent bien des états semblables à des émotions, mais elles sont encore peu nombreuses. D’autres études scientifiques sont nécessaires pour le confirmer.

à retenir

Les recherches scientifiques récentes ont démontré, souvent par analogie avec ce qui est connu chez l’humain ou à travers des tests spécifiques, que la majorité des espèces animales, y compris les oiseaux et les poissons, sont capables de ressentir de la douleur et d’éprouver des émotions positives et négatives. L’existence de biais cognitifs, tels que le biais de jugement par exemple, a également été démontrée chez de nombreuses espèces[1].

Les biais cognitifs sont des mécanismes de pensée, généralement inconscients, qui modifient notre jugement et influencent nos choix. Ils permettent généralement d’augmenter l’efficacité mentale en permettant de prendre des décisions rapides sans délibération consciente.

Un biais de jugement correspond à une perception altérée de l’environnement par un individu sous l’influence d’un état émotionnel particulier. Ce principe intervient principalement lorsque la situation est ambiguë et est illustré chez les humains par l’exemple de voir le verre à moitié vide ou à moitié plein. Ces biais ont été démontrés chez les animaux.

Ainsi, des moutons placés devant une situation ambiguë (un seau est placé en situation intermédiaire entre deux positions apprises, l’une avec un seau rempli de nourriture et l’autre avec un seau sans nourriture, ne correspondant ainsi pas à ce que l’animal a appris) ne réagissent pas de la même manière selon qu’ils ont été préalablement stressés ou non. Les moutons non stressés se dirigent rapidement vers le seau en situation ambiguë, étant « optimistes » sur le fait qu’il contient de la nourriture, les moutons stressés hésitent quant à eux à s’en approcher, étant « pessimistes » sur le fait qu’il contient de la nourriture[2].

La question de savoir si les insectes peuvent ressentir des émotions et de la douleur est par contre encore un sujet de débat parmi les scientifiques.

En effet, contrairement aux vertébrés, pour lesquels l’analogie avec les humains est assez facile et dont le système nerveux bien que plus complexe est bien mieux compris, les insectes présentent des différences anatomiques et physiologiques qui posent des défis pour l’interprétation de leur expérience subjective. Cependant, certaines études récentes tendent à remettre en question l’idée selon laquelle les insectes ne ressentent ni douleur ni émotions.

Le saviez-vous ?

Les vertébrés sont les animaux possédant une colonne vertébrale et des os, comme les mammifères, les oiseaux, les poissons ou les reptiles. Les invertébrés sont les animaux ne possédant pas de colonne vertébrale et d’os en général, comme les mollusques et les insectes.  

Les insectes ont des capacités nociceptives…

La douleur est définie par l’International Association for the Study of Pain comme « une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable associée ou ressemblant à celle liée à une lésion tissulaire réelle ou potentielle ». La nociception, quant à elle est définie comme « un processus neural d’encodage d’un stimulus nocif ».

Définition illustrée de la nociception
La différence entre les deux, au-delà de l’aspect émotionnel tient au fait que la douleur implique un ressenti conscient, contrairement à la nociception qui peut avoir lieu, selon les cas, avec ou sans ce ressenti. Les scientifiques s’accordent à dire depuis quelques années que les vertébrés ressentent de la douleur[3]. Chez les insectes, si la nociception est une capacité bien documentée[4], il existe encore peu de preuves démontrant que tous les insectes ressentent une douleur de manière similaire aux vertébrés[5]. En effet, le système nerveux central des insectes est plus simple que celui des vertébrés et ne semble pas avoir, a priori, les structures associées à l’expérience émotionnelle (le système limbique) chez les mammifères. A ce stade, on ne sait pas encore bien s’ils possèdent ou non des structures différentes mais capables de jouer un rôle fonctionnel analogue. Cependant, pour certains taxons?, le niveau de preuve est jugé fort et il est fort probable qu’ils puissent ressentir de la douleur (en fonction des stades de vie) (voir Tableau 1).
Tableau 1
Niveau de preuve pour chaque critère et chaque taxon
D'après Gibbons, M., Crump, A., Barrett, M., Sarlak, S., Birch, J., & Chittka, L., 2022. Can insects feel pain? A review of the neural and behavioural evidence. Advances in Insect Physiology (6)

… et vraisemblablement plus ?

De plus, des études récentes[7] soutiennent l’idée que certains insectes semblent capables de manifester des « états émotionnels » ou des états « semblables à des émotions » et de manifester des réactions similaires à celles de la douleur chez les humains. Une importante revue de la littérature scientifique sur ce sujet a d’ailleurs été publiée récemment (2022)[6].

Ainsi, il a été démontré que des bourdons pouvaient moduler leur réponse comportementale à la douleur en fonction de leur état motivationnel et donc du contexte dans lequel ils se trouvaient[8]. En effet, une expérience a étudié le comportement de bourdons à qui avait été donné le choix entre des mangeoires de différentes couleurs, chauffées ou non, de façon à provoquer un stimulus nociceptif, avec différentes concentrations de solutions. Les couleurs des mangeoires permettaient ainsi aux bourdons de bien les identifier.

Les bourdons ont initialement évité les mangeoires chauffées lorsque la concentration sucrée était suffisante dans les mangeoires non chauffées. Mais ils ont progressivement augmenté leur alimentation dans les mangeoires chauffées au fur et à mesure que la concentration en solution sucrée diminuait dans les mangeoires non chauffées, traduisant ainsi un compromis motivationnel dans la gestion de la douleur. Il est important de noter que les bourdons se basaient sur des indices de couleurs préalablement appris pour réaliser leur choix.

Ceci semble indiquer que la réaction des bourdons dans ce contexte est le produit d’une décision intégrant plusieurs informations, ce qui indique que leur comportement n’est pas un simple réflexe automatique, mais un traitement de l’information plus global par le système nerveux.

D’autres études scientifiques ont montré que les insectes pouvaient manifester des biais cognitifs en fonction de leur état émotionnel.

Par exemple, les bourdons nourris avec une solution sucrée avant un test ont réagi de manière plus optimiste face à un stimulus ambigu (sur le même principe que décrit un peu plus haut pour les moutons) que des bourdons non nourris avec une solution sucrée, indiquant une forme de biais cognitif semblable à celui produit par un état émotionnel positif d’optimisme chez les vertébrés.

De plus, ces mêmes bourdons se sont remis plus rapidement d’une simulation d’attaque après avoir reçu la solution sucrée, suggérant que cet état émotionnel pouvait moduler leur réponse au stress, comme on peut l’observer chez les mammifères. Enfin, l’étude a montré que l’utilisation d’un bloqueur de dopamine a supprimé ces effets positifs induits par la récompense sucrée. Or, chez les humains, la dopamine est un neurotransmetteur qui joue un rôle central dans la motivation et le plaisir. Elle est secrétée au niveau du cerveau, notamment lorsque l’individu réalise une activité plaisante ou reçoit une récompense. La dopamine incite alors à répéter le comportement qui a conduit à l’obtention de la récompense.

La suppression de l’effet positif par un bloqueur de dopamine chez les bourdons renforce l’idée que des processus neurobiologiques similaires à ceux des émotions humaines sont à l’œuvre chez les bourdons[9].

Une autre étude a révélé de la même manière que des abeilles soumises à une situation ambiguë avaient tendance à réagir de façon pessimiste après avoir subi un stress simulant une attaque de leur ruche[10].

Enfin, de nombreux insectes ont également montré des aptitudes cognitives variées[11], telles que des capacités d’apprentissage par association[12] et des souvenirs à long terme ou encore des résolutions de problèmes par des stratégies innovantes[13].

Bourdon avec une balle
Par exemple, des bourdons ont été entrainés, par observation d’un démonstrateur, à déplacer une petite balle vers un endroit défini (une cible) pour obtenir une récompense. Au lieu d’imiter les démonstrateurs qui déplaçaient des balles sur de longues distances, les bourdons ont été plus efficaces en déplaçant la balle la plus proche de la cible, même si celle-ci n’était pas de la même couleur que celle déplacée par l’observateur. Cela met en évidence une flexibilité cognitive importante chez les bourdons qui utilisent « un outil » pour recevoir une récompense démontrant des capacités d’apprentissage élevées[14].
Cependant, quelques chercheurs[15] soutiennent encore que les comportements sophistiqués des insectes peuvent être expliqués par des réponses instinctives plutôt que des processus cognitifs conscients, mais cela ne semble pas être confirmé par les études les plus récentes.

Conclusion

L’ensemble que la communauté scientifique s’accorde à dire que les insectes ont des capacités nociceptives.

En revanche, leur capacité à ressentir la composante émotionnelle de la douleur et, plus globalement, à ressentir des émotions fait encore débat. Les insectes ont en effet un système nerveux central bien plus simple que les mammifères ou les oiseaux et certains auteurs estiment que leurs réactions aux stimuli seraient instinctives. Cependant, la revue de la littérature plus récente conclut plutôt que les insectes sont capables de ressentir la douleur, mais avec un niveau de preuve très disparate selon les taxons et les stades de vie.

Concernant les émotions, les études récentes indiquent que certaines espèces d’insectes, notamment les bourdons, manifestent des « états émotionnels » ou des « états affectifs » qui se rapprochent des émotions des mammifères. Cela leur permet de moduler leurs comportements face à des situations positives ou négatives. Cependant, la dimension de ressenti subjectif conscient associé aux états émotionnels est encore incertaine, notamment en raison d’un nombre d’études restreint sur le sujet, même si certains auteurs suggèrent que ce niveau de conscience pourrait être présent chez les insectes.

De nouvelles études scientifiques, notamment chez d’autres insectes et en fonction des stades de vie, sont nécessaires pour approfondir ces questions !

Pour résumer

Et chez les poulpes ?

Les poulpes sont également des invertébrés. Pour autant, leur intelligence est souvent mise en avant. Qu’en est-il de leur capacité à ressentir de la douleur et des émotions ? Les études scientifiques ont montré que les poulpes étaient capables de ressentir la composante affective de la douleur [5] et d’avoir des expériences subjectives [16][17]… capacités qui ne sont donc définitivement pas réservées aux seuls vertébrés.

Merci à Sébastien Moro et à Gautier Riberolles pour leur contribution et relecture de cet article.

[1] Par exemple chez les moutons : Destrez, A., Deiss, V., Lévy, F., Calandreau, L., Lee, C., Chaillou-Sagon, E., & Boissy, A. (2013). Chronic stress induces pessimistic-like judgment and learning deficits in sheep. Applied Animal Behaviour Science, 148(1‑2), 28‑36. https://doi.org/10.1016/j.applanim.2013.07.016

[2] Doyle, R. E., Lee, C., Deiss, V., Fisher, A. D., Hinch, G. N., & Boissy, A. (2011). Measuring judgement bias and emotional reactivity in sheep following long-term exposure to unpredictable and aversive events. Physiology & Behavior, 102(5), 503‑510. https://doi.org/10.1016/j.physbeh.2011.01.001 

[3] Le Neindre, P., Guatteo, R., Guemene, D., Guichet, J. L., Latouche, K., Leterrier, C., … & Serviere, J. (2009). Douleurs animales. Les identifier, les comprendre, les limiter chez les animaux d’élevage.

[4] Tracey, W. D. (2017). Nociception. Current Biology, 27(4), R129‑R133. https://doi.org/10.1016/j.cub.2017.01.037

[5] Crook, R. J. (2021). Behavioral and neurophysiological evidence suggests affective pain experience in octopus. iScience, 24(3), 102229. https://doi.org/10.1016/j.isci.2021.102229

[6] Gibbons, M., Crump, A., Barrett, M., Sarlak, S., Birch, J., & Chittka, L. (2022). Can insects feel pain? A review of the neural and behavioural evidence. Advances in Insect Physiology, 63, 155-229. https://doi.org/10.1016/bs.aiip.2022.10.001

[7] Baracchi, D., Lihoreau, M., & Giurfa, M. (2017). Do Insects Have Emotions ? Some Insights from Bumble Bees. Frontiers In Behavioral Neuroscience, 11. https://doi.org/10.3389/fnbeh.2017.00157

[8] Gibbons, M., Versace, E., Crump, A., Baran, B., & Chittka, L. (2022). Motivational trade-offs and modulation of nociception in bumblebees. Proceedings Of The National Academy Of Sciences, 119(31). https://doi.org/10.1073/pnas.2205821119

[9] Solvi, C., Baciadonna, L., & Chittka, L. (2016). Unexpected rewards induce dopamine-dependent positive emotion–like state changes in bumblebees. Science, 353(6307), 1529‑1531. https://doi.org/10.1126/science.aaf4454

[10] Bateson, M., Desire, S., Gartside, S. E., & Wright, G. A. (2011). Agitated honeybees exhibit pessimistic cognitive biases. Current Biology, 21(12), 1070‑1073. https://doi.org/10.1016/j.cub.2011.05.017

[11] Lucon-Xiccato, T., Carere, C., & Baracchi, D. (2023). Intraspecific variation in invertebrate cognition : a review. Behavioral Ecology And Sociobiology, 78(1). https://doi.org/10.1007/s00265-023-03413-8

[12] Giurfa, M. (2013). Cognition with few neurons : higher-order learning in insects. Trends In Neurosciences, 36(5), 285‑294. https://doi.org/10.1016/j.tins.2012.12.011

[13] Loukola, O. J., Solvi, C., Coscos, L., & Chittka, L. (2017). Bumblebees show cognitive flexibility by improving on an observed complex behavior. Science, 355(6327), 833‑836. https://doi.org/10.1126/science.aag2360

[14] Bridges, A. D., Royka, A., Wilson, T., Lockwood, C., Richter, J., Juusola, M., & Chittka, L. (2024). Bumblebees socially learn behaviour too complex to innovate alone. Nature, 627(8004), 572‑578. https://doi.org/10.1038/s41586-024-07126-4

[15] Adamo, S. A. (2016). Do insects feel pain ? A question at the intersection of animal behaviour, philosophy and robotics. Animal Behaviour, 118, 75‑79. https://doi.org/10.1016/j.anbehav.2016.05.005

[16] Birch, J, Burn, C, Schnell, A, Browning, H & Crump, A. (2021). Review of the evidence of sentience in cephalopod molluscs and decapod crustaceans. LSE Consulting. LSE Enterprise Ltd. The London School of Economics and Political Science.

[17] Mather, J. (2022). The Case for Octopus Consciousness : Valence. NeuroSci, 3(4), 656‑666. https://doi.org/10.3390/neurosci3040047

?Un taxon désigne un ensemble d’êtres vivants partageant certaines caractéristiques, à partir desquelles est établie leur classification.

Les catégories de la classification biologique, telles que l’espèce, le genre, la famille, l’ordre, la classe ou l’embranchement, sont des taxons.

à retenir

CHIFFRE CLÉ

2022

Publication de Can insects feel pain? A review of the neural and behavioural evidence[6], qui analyse les travaux scientifiques en lien avec les insectes et leur perception de la douleur