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Témoignage d’éleveur- Repenser les conditions d’hébergement des vaches laitières
Nous sommes allés à la rencontre de Laurent Jeannerod, agriculteur et éleveur de vaches laitières à Fontain (Doubs). Il est passé d’une étable dans laquelle, durant l’hiver, les vaches étaient attachées à une stabulation dite « libre » qui leur donne la possibilité de se déplacer librement. Il nous partage son expérience !
Au programme :
- 0:12 : Pouvez-vous vous présenter ?
- 0:48 : Depuis quand êtes-vous en stabulation libre ?
- 1:11 : Pourquoi cette transition d’entravée à libre ?
- 1:42 : Quels freins avez-vous rencontrés lors de cette transition ?
- 2:25 : Quels avantages à la stabulation libre ?
- 3:32 : L’entravé ne permettait-il pas aux vaches de garder leurs cornes et d’éviter qu’elles se blessent entre elles ?
- 4:10 : Y a-t-il des choses que vous regrettez suite à cette transition ?
- 4:32 : Des conseils pour les éleveurs qui n’osent pas passer le cap ?
Pour bien comprendre la vidéo, quelques précisions sur les différences entre la stabulation dite « entravée » et la stabulation libre.
Si la plupart des vaches laitières en France ont accès au pâturage, quand les conditions climatiques ne s’y prêtent plus en hiver, elles vivent en bâtiment (en général de mi-novembre à mi-avril) avec parfois un accès à l’extérieur sur une aire d’exercice[1]. Il existe deux types de logements[2] :
- La stabulation libre (aire paillée ou logettes)
- La stabulation entravée

Dans le système dit de « stabulation entravée », les vaches sont à l’attache en hiver et en pâturage le reste de l’année. Ce système est typique des zones de montagne. En effet, les terrains plats y sont limités et les bâtiments sont donc de petites tailles avec une nécessité d’optimiser l’espace disponible.
La stabulation entravée se caractérise par un seul lieu de vie dans lequel se réalisent les activités d’alimentation, d’abreuvement, de couchage et de traite. Elle permet de réduire les coûts en termes de paille et de temps de travail. Elle permet également bien souvent de conserver les cornes des vaches qui sont peu susceptibles de se blesser les unes les autres en étant chacune attachée. En revanche, ce type de logement limite leur mouvement[3] et l’expression de leur comportement social[4].


Le système dit « stabulation libre » se caractérise par une liberté des vaches dans le bâtiment. Elles peuvent ainsi se déplacer, se nourrir et s’abreuver librement tout en étant en contact avec leurs congénères. La stabulation libre comprend différentes zones distinctes : une zone de couchage, une aire d’exercice avec notamment la zone d’alimentation, et des locaux spécifiques (salle de traite, box d’infirmerie, etc.). En stabulation libre, deux systèmes de couchage existent : soit les vaches peuvent se reposer sur une aire paillée, soit dans des logettes. Dans la stabulation libre « aire paillée », les vaches se couchent directement sur une zone paillée où elles le souhaitent, chaque vache devant disposer d’environ 10m². Dans la stabulation à logettes, chaque vache dispose d’une place séparée des autres appelée « logette ». Le sol de la logette peut être recouvert de différents matériaux : paille, sciure, tapis en caoutchouc ou matelas. La stabulation « aire paillée » nécessite moins d’investissement par rapport aux logettes[5], mais utilise plus de paille (~10 kg par vache et par jour en aire paillée et ~1.5-2 kg par vache et par jour en logette).
Pour en savoir plus sur les aménagements des bâtiments d’élevage, n’hésitez pas à consulter le site internet du RMT Batice
Pour en savoir plus sur les conditions d’élevage des vaches laitières et les grandes étapes de la carrière de production d’une vache, n’hésitez pas à consulter notre infographie dédiée :
Pour en savoir plus sur l’écornage des bovins :
[1] Pour en savoir plus sur les périodes de pâturage, n’hésitez pas à consulter notre fiche élevage mais aussi ce document « Economie laitière en Chiffres » (page 32) : https://presse.filiere-laitiere.fr/assets/leconomie-laitiere-en-chiffres-edition-2022-f33b-ef05e.html?lang=fr
[2] Pour en savoir plus, voyez : https://idele.fr/rmt-batice/?eID=cmis_download&oID=workspace%3A%2F%2FSpacesStore%2F4cf1a667-1983-4dbc-a5d9-c84bd1af074f&cHash=04b938f094f085663aa2057579c2a668
[3] Veissier I., Andanson S., Dubroeucq H., Pomiès D., 2008. The motivation of cows to walk as thwarted by tethering, Journal of Animal Science 86 (10), https://doi.org/10.2527/jas.2008-1020
[4] European Food Safety Authority: Scientific Opinion of the Panel on Animal Health and Welfare on a request from the Commission on the risk assessment of the impact of housing, nutrition and feeding, management and genetic selection on behavior, fear and pain problems in dairy cows. EFSA J. 2009, 1139: 1-66, 10.2903/j.efsa.2009.1139
[5] https://www.gie-elevages-bretagne.fr/admin/upload/2-2020_Observatoire_des_prix___la_place_GIE_CRAB_reduit.pdf
« L’expérimentation animale aujourd’hui… et demain ? »

Le 18 avril 2023, à l’Institut Curie, Georges Chapouthier, chercheur émérite au CNRS, biologiste et philosophe, en collaboration avec la Société de biologie a organisé une séance intitulée « L’expérimentation animale aujourd’hui… et demain ? ». L’objectif de cette séance était de rappeler les enjeux historiques et philosophiques autour de l’expérimentation animale mais aussi d’évoquer les alternatives possibles à l’utilisation d’animaux. « Remplacer » les animaux vivants par des méthodes alternatives constitue de fait un des principes défendus par la règle des 3R (remplacer, réduire, raffiner) entérinée par la réglementation européenne et française[1].
Nous vous proposons une retranscription libre de cette séance, qui n’a pas vocation à être exhaustive. Les propos rapportés ici ne reflètent pas nécessairement les positions de la Chaire Bien-être animal et sont une libre retranscription, ce qui signifie que, malgré le soin apporté, des erreurs d’interprétation demeurent possibles.
Le programme des interventions :
- « Encourager le développement des méthodes alternatives à l’expérimentation animale » par Louis Schweitzer, président de la Fondation Droit Animal, Ethique et Sciences (LFDA).
- « Enjeux historiques et philosophiques de l’expérimentation animale » par Georges Chapouthier, chercheur émérite au CNRS, biologiste et philosophe.
- « Les méthodes alternatives à l’expérimentation animale : présent et futur » par Francelyne Marano, professeure émérite de biologie cellulaire et toxicologie qui était, jusqu’à récemment, présidente du GIS Francopa dédié au développement, à la validation et à la diffusion de méthodes alternatives pour l’expérimentation animale.
- « Aspects juridiques des méthodes alternatives à l’expérimentation animale » par Aloïse Quesne, maître de conférence en droit privé à l’Université d’Evry, enseigne le droit à l’expérimentation animale depuis 2012 et est lauréate du prix de droit de la LFDA.
- « Quelle place pour l’expérimentation en éthologie ? » par Michel Kreutzer, professeur émérite en éthologie.
Une nécessité de développer des méthodes alternatives à l’expérimentation animale (Louis Schweitzer)
La séance débute avec une intervention de Louis Schweitzer, président de la Fondation Droit Animal, Ethique et Sciences, qui souligne la nécessité de développer des méthodes alternatives à l’utilisation d’animaux vivants en recherche. Pour lui, un effort doit également être fait pour obtenir l’adhésion des scientifiques à la règle des 3R et les associer autant que possible. Dans ce cadre, il rappelle l’importance du Centre de référence français pour les questions relatives aux 3R (GIS FC3R) créé en 2021 et qui, en 2022, a lancé un appel à projet sur la thématique du remplacement. Il insiste sur la nécessité d’augmenter les moyens financiers dédiés aux projets visant à remplacer l’expérimentation animale, la France étant sur ce plan moins avancée que la Grande-Bretagne par exemple. Louis Schweitzer rappelle que depuis 1987, la LFDA remet le Prix de biologie Alfred Kastler pour encourager le développement de méthodes substitutives à l’expérimentation animale. Ce prix, doté d’un montant de 4000 euros, en est à sa 13ème édition cette année et les candidatures sont ouvertes jusqu’à fin juin.
Les enjeux philosophiques et historiques de l’expérimentation animale (Georges Chapouthier)
D’Aristote à Claude Bernard, Georges Chapouthier rappelle l’importance des enjeux philosophiques et moraux qui ont sous-tendu l’histoire de l’expérimentation animale.
Au cours de la période Antique s’opposent « scientifiques » et « moralistes ». Les uns (dont Aristote, Hippocrate, Gallien) pratiquent des dissections et des vivisections sur humains et animaux (sans pour autant s’adonner à des expérimentations au sens moderne) mais ne se questionnent pas sur l’aspect moral de ces expériences, ni ne témoignent de sympathie envers les animaux. Face à eux, les autres, comme Pythagore et Plutarque, sont à l’inverse très sensibles au respect de l’animal, défendant même des positions végétariennes.
Si au cours du Moyen-Âge l’intérêt scientifique pour les animaux semble disparaître, il reprend à la période de la Renaissance notamment avec Vésale, Colombo, Eustache, Fallope qui pratiquent vivisections et dissections, sans que l’on puisse parler encore de biologie expérimentale. Ce sont de fait les réflexions de Descartes, au XVIIème, qui posent les jalons d’une pensée expérimentale. Descartes porte, en outre, un regard sur l’animal qui influencera largement par la suite celui des hommes sur ce dernier. En effet, il défend une vision « matérialiste » et dualiste qui fait la distinction entre le corps et l’âme, âme dont seraient dépourvus les animaux. Cela le conduit à assimiler ces derniers à de simples machines, vision reprise et développée, à sa suite, par son élève Malebranche.
Il faut attendre Magendie et son élève, Claude Bernard, pour que l’expérimentation au sens moderne du terme – c’est-à-dire qui se base sur un système hypothético-déductif – fasse son apparition. Sous influence cartésienne, cette pensée expérimentale ne se fonde plus uniquement sur de simples observations, mais bien sur la mise en place d’un raisonnement et d’un système de confirmation ou d’infirmation d’hypothèses initiales. Par ailleurs, Claude Bernard, qui pratique vivisections et dissections sur les animaux, les désigne comme des « machines vivantes », sans leur témoigner de sympathie particulière ni y voir un problème moral. En revanche, au nom de la morale, il ne pratique pas de vivisection sur les humains, quel que soit l’intérêt scientifique et le bénéfice que pourraient en retirer la science et la santé de l’humanité.
Georges Chapouthier poursuit en soulignant que, paradoxalement, la biologie post-Bernardienne connaît un retour conceptuel : à force d’analyser par des méthodes cartésiennes les corps des animaux et avec l’arrivée des thèses évolutionnistes, les scientifiques commencent à réaliser qu’ils ressemblent à celui des humains. Cette méthode d’analyse conduit même à déceler des processus émotionnels et intellectuels proches des nôtres. La question de la sensibilité animale consciente fait alors son chemin, au point que l’on parle aujourd’hui d’animaux « sentients », qui sont pourvus de nociception (schématiquement de douleur dite « réflexe ») et de processus de conscience, les conduisant à ressentir consciemment la douleur et à en souffrir. Selon lui, cette sentience animale concerne ainsi les animaux vertébrés, dont les poissons, mais aussi les mollusques céphalopodes, sachant que des questions se posent concernant certains crustacés (dont le homard et le crabes), voire certains insectes (comme l’abeille).
Pour conclure son intervention, Georges Chapouthier souligne que la biologie Bernardienne vit une tension interne. De fait, à certains égards, les animaux sont, sur le plan scientifique, suffisamment proches pour que l’on puisse en déduire des conséquences sur le plan expérimental, mais, en même temps, on tend à penser qu’ils sont suffisamment loin pour qu’aucun problème moral ne se pose. C’est cette contradiction entre le « suffisamment proche » et le « suffisamment loin » qui, pour lui, doit être soulignée.
Quelles méthodes alternatives à l’expérimentation animale ? (Francelyne Marano)
On ne peut parler de remplacer l’expérimentation animale sans évoquer les alternatives concrètes développées. C’est l’objet de l’intervention de Francelyne Marano, professeure émérite de biologie cellulaire et toxicologie. Elle souligne qu’environ deux millions d’animaux sont utilisés en France pour servir la recherche expérimentale, mais aussi réaliser des études toxicologiques ou encore des recherches appliquées en santé humaine, animale et végétale. Ce nombre est encore important, d’où la nécessité de développer des méthodes alternatives pour le réduire, comme le veut la règle des 3R conceptualisée par William Russel et Rex Burch en 1959. Elle rappelle qu’une méthode alternative est une méthode qui permet de « remplacer » l’expérimentation animale mais aussi de « réduire » l’utilisation de l’animal pour des tests spécifiques et de « raffiner », c’est-à-dire d’améliorer une technique pour le bien-être animal.
Bien que Francelyne Marano considère qu’il n’est actuellement pas possible d’éliminer totalement l’utilisation des animaux en recherche, il existe aujourd’hui plusieurs méthodes dites de « substitution », qui permettent de substituer l’utilisation des animaux :
- Les méthodes ex vivo (prélèvements de tissus animaux)
- Les méthodes in vitro (culture cellulaire) qui permettent de mimer la réalité physiologique de l’organe. Il est ainsi aujourd’hui possible de cultiver presque tout type de cellules d’origine humaine. A partir de cellules souches, les scientifiques sont même capables de réaliser des organoïdes, voire des mini-cerveaux.
- Les méthodes in silico (modèles biomathématiques grâce au numérique). Ces modèles mathématiques se fondent sur toutes les bases de données issues d’expérimentation in vivo et in vitro pour permettre – en toxicologie notamment – de ne pas utiliser les animaux à des fins réglementaires.
Francelyne Marano évoque également l’importance du développement de la bio impression 3D pour une automatisation plus poussée, avec des retombées importantes en pharmacologie et toxicologie. Les scientifiques sont par ailleurs aujourd’hui capables de réaliser des organes sur puce, technologie qui permet de mettre en relation, par un milieu circulant, des cellules provenant de différents organes pour reproduire ce qui se passe d’un point de vue physiologique dans l’organisme, permettant une approche plus intégrée. Ces procédés ne permettent pas en revanche de mimer complètement l’animal, mais assurent une réduction de son utilisation.
Ces méthodes substitutives sont possibles grâce à des synergies entre plusieurs champs de recherche (physique, biologie, chimie, informatique) qui selon Jocelyne Morano, se multiplient.
Se développent également aujourd’hui des modèles d’animaux substitutifs. Ainsi, pour remplacer les animaux reconnus sensibles, les scientifiques recourent à d’autres animaux, pas encore reconnus comme sensibles, tels que les drosophiles (mouches), les oursins ou les nématodes.
Enfin, Francelyne Marano rappelle que 30% des animaux de laboratoire sont utilisés pour évaluer la sécurité des médicaments et des autres produits chimiques, ce qu’on nomme toxicologie. Cette évaluation est rendue obligatoire par le règlement européen dit REACH. Elle rappelle qu’il existe déjà différentes méthodes alternatives validées pour l’évaluation de la sécurité des produits chimiques, notamment pour la génotoxicité, le screening des produits chimiques, la cosmétologie, etc.
Aspects juridiques des méthodes alternatives à l’expérimentation animale (Aloïse Quesne)
Aloïse Quesne, maître de conférences en droit privé à L’université d’Evry, rappelle que le texte principal qui régit l’expérimentation animale est la directive européenne du 22 septembre 2010 relative à la protection des animaux utilisés à des fins scientifiques, entrée en vigueur à partir du 1er février 2013. Pour elle, cette directive a suscité de nombreux espoirs puisque, dans son texte même, elle affiche l’objectif européen de remplacer totalement à terme « les procédures appliquées à des animaux vivants à des fins scientifiques et éducatives, dès que ce sera possible sur un plan scientifique ». Dix ans après son entrée en vigueur, Aloïse Quesne déplore que les alternatives ne se soient pas suffisamment développées.
Cette directive a toutefois permis l’obligation de validation des projets d’expérimentation par le Ministre de la recherche après évaluation favorable par un comité d’éthique. Actuellement, les 108 comités d’éthique français sont placés sous l’égide du Comité national de réflexion éthique sur l’expérimentation animale. Ce dernier est chargé d’établir le bilan annuel d’activité des comités d’éthique en expérimentation animale et formuler des recommandations visant à améliorer leurs pratiques. Le seul bilan publié à ce jour, en novembre 2022 pour l’année 2021, a soulevé, selon Aloïse Quesne, diverses interrogations :
- Questionnement concernant l’indépendance et l’impartialité des comités d’éthique qui sont parfois rattachés à un seul établissement (avec donc des risques de collusion d’intérêt)
- Manque de proportionnalité de la représentation des cinq compétences obligatoires présentes. Un comité d’éthique doit, en effet, comporter des personnes justifiant de compétences dans la conception de procédures expérimentales sur les animaux, de compétences dans la réalisation de ces procédures, de compétences relatives à la souffrance animale dans le cadre des soins ou de la mise à mort des animaux, au moins un vétérinaire et enfin au moins une personne non spécialiste. Le rapport a notamment souligné que les compétences relatives à la souffrance et à l’intérêt des animaux étaient sous-représentées dans les comités.
- Nécessité d’augmenter la formation permanente (pour l’instant non obligatoire) des membres des comités d’éthique.
- Nécessité de créer un fichier national indépendant qui pourrait éclairer les membres des comités dans leur évaluation et particulièrement en matière de remplacement des animaux. De fait en l’absence de centralisation de ces méthodes, il est parfois difficile d’en avoir connaissance.
Aloïse Quesne indique que le 16 septembre 2021, le Parlement européen a approuvé à la quasi-unanimité une résolution intitulée « Plans et mesures visant à accélérer le passage à une innovation sans recours aux animaux dans la recherche, les essais réglementaires et l’enseignement ». A cette occasion, il reconnaît qu’il existe des obstacles administratifs qui s’opposent à la mise en place des méthodes de remplacement, que leur utilisation n’est pas suffisamment imposée et que le financement de leur développement reste insuffisant. Les députés européens jugent par ailleurs, en s’appuyant sur l’avis du Centre commun de recherche (JRC) de la Commission, qu’une forte dépendance à l’expérimentation animale pourrait même entraver le progrès dans certaines recherches sur les maladies pour lesquelles les modèles animaux ne permettent pas d’appréhender les caractéristiques essentielles de maladies humaines.
Aloïse Quesne estime, en outre, qu’il serait important de refuser des projets de recherche pour lesquels les expérimentations sont, d’après elle, inutiles ou remplaçables. Elle cite le cas des vaches à hublot utilisées pour optimiser la performance des bovins par le biais de leur alimentation. Elle pointe également du doigt une certaine incohérence de la Commission européenne en ce qui concerne les tests réalisés en tabacologie sur les animaux. Cette dernière reconnaît en effet, dans une réponse écrite du 18 février 2022, qu’il n’existe pas d’interdiction en la matière, alors même que ces tests pourraient être remplacés par des expérimentations in vitro.
Un autre facteur qui freine, pour Aloïse Quesne, la recherche sans animaux est l’obligation réglementaire de recourir aux animaux dans le cadre des tests toxicologiques. Le règlement européen du 18 décembre 2006 concernant l’enregistrement, l’évaluation et l’autorisation des substances chimiques (règlement dit REACH) oblige en effet la réalisation de tests pour vérifier l’innocuité des produits chimiques. Des millions d’animaux sont ainsi utilisés à cette fin dans l’UE. Cependant, la Commission européenne a adopté le 3 mars 2023 un règlement qui approuve plus de 100 méthodes nouvelles pour les essais relatifs à la sécurité des produits chimiques, la majorité d’entre elles n’impliquant pas d’animaux.
Aloïse Quesne souligne encore l’importance des initiatives citoyennes européennes pour faire avancer la législation en matière de remplacement des animaux vivants. Elle évoque une ICE (Initiative citoyenne européenne) du 3 juin 2015 « stop vivisection » signée par environ 1,2 millions de citoyens mais aussi une autre, « Save cruelty free cosmetics ». Cette dernière a d’ailleurs été validée ce 25 janvier 2023 par la Commission européenne et demande :
- Que les interdictions européennes qui concernent les expérimentations animales dans le domaine cosmétique soit renforcées, protégées et correctement mises en œuvre.
- Que la législation de l’UE en matière de sécurité chimique soit fondée sur des sciences modernes et innovantes sans expérimentation animale.
- Une nouvelle proposition législative de la Commission autour d’actions concrètes pour mettre un terme à toutes les expérimentations animales en Europe
Aloïse Quesne achève son propos sur un chiffre. Selon le rapport de la Commission européenne du 5 février 2020, en une seule année, plus de 12 millions d’animaux ont été élevés et mis à mort sans même avoir été utilisés dans des procédures expérimentales. Il devient donc urgent, à son sens, d’accélérer la mise en œuvre de ces méthodes alternatives.
Quelle place pour l’expérimentation animale en éthologie ? (Michel Kreutzer)
Les animaux sont-ils uniquement l’objet d’expérimentation en biologie ou en médecine ? Michel Kreutzer, professeur émérite en éthologie, intervient pour rappeler qu’ils sont également utilisés dans le cadre d’expérimentations visant à comprendre leur comportement, que ce soit dans leur milieu naturel ou dans un environnement expérimental.
Michel Kreutzer choisit d’aborder son parcours d’éthologue afin de montrer comment un chercheur peut être confronté tout au long de sa carrière à des questionnements sur le choix de sa recherche mais aussi sur la portée morale de son expérience.
En 1970, lors de son DEA de neurophysiologie, il étudie les voies de la douleur dans un laboratoire de neuroscience. L’idée est d’implanter des électrodes sur des chats soit dans le cadre d’expériences chroniques (sur plusieurs semaines), soit dans le cadre d’expériences aigues (sur une même journée), avec à la clé une destinée fatale pour l’animal. Au bout de quelques mois, il a fait le choix d’arrêter, supportant difficilement la conduite des expériences. Pourtant, ses recherches avaient pour objectif de mettre au point des agents pharmacologiques pour soigner les humains.
Après avoir été recruté à l’université de Nanterre en 70, il a rejoint un laboratoire dont l’un des objectifs était d’étudier la communication acoustique des oiseaux chanteurs dans leur environnement naturel. L’idée était d’enregistrer les oiseaux dans la nature, modifier les sons en laboratoire et leur diffuser les sons ainsi transformés. L’intervention par les chercheurs était alors limitée à une fois par an sur le même oiseau. Cependant, pour lui, la question doit se poser de la légitimité du chercheur qui, au nom de la science, dérange des animaux dans leur espace naturel, en créant une situation de fait artificielle. Il se demande si, un jour, ce genre de travaux ne sera pas interdit.
Ses recherches ont ensuite porté sur les critères de préférence des femelles pour un type de chant. Pour ce faire, il existe la possibilité de capturer les femelles, les amener en laboratoire et leur mettre un implant d’œstradiol sous la peau avant de leur diffuser des chants pour déceler leur préférence. Pour sa part, il a eu recours à des canaris en laboratoire habitués à vivre en cage. La méthode était invasive et, pourtant, in fine l’objectif était de montrer que les oiseaux ont bien une vie hédonique, puisqu’ils ressentent du plaisir à l’écoute de certains chants. Pour prouver ce fait scientifique pourtant fondamental, Michel Kreutzer s’est retrouvé paradoxalement à mettre l’animal dans une position de difficulté.
Se pose donc la question, pour Michel Kreutzer, de l’éthique de la connaissance face à l’éthique de l’action. La première éthique renvoie à l’idée qu’il ne devrait pas y avoir de raisons de limiter ses connaissances sur les éléments et interactions de ce monde. La deuxième renvoie à la question de savoir jusqu’où peut-on se sentir autorisé d’expérimenter pour pouvoir obtenir ces connaissances. Selon lui, les deux ne sont pas synchrones. Tout au long d’une carrière, ces questions s’imposent au chercheur. La mise en place des comités d’éthique a permis d’alléger la charge morale sur les scientifiques, puisqu’ils n’ont plus à décider seuls. Cependant, on peut aussi se demander quelle connaissance ont les comités d’éthique quant aux questionnements et méthodes des chercheurs.
Pour achever son propos, Michel Kreutzer indique être favorable à une science éthologique qui puisse se poursuivre en discutant des questions qui paraissent les plus intéressantes et pertinentes sur le plan scientifique et en s’interrogeant sur le type d’actions que le chercheur est autorisé à entreprendre pour répondre à ces questions.
[1] Pour en savoir plus sur la réglementation, n’hésitez pas à consulter notre article dédié aux comités d’éthique avec en prime un podcast de Samuel Vidal, animateur du comité d’éthique à VetAgro Sup et responsable du bien-être au laboratoire Biovivo.
Pratique d’élevage : les lactations longues chez la chèvre
En résumé :
➞ Si la réduction des naissances n’est généralement ni le seul, ni l’objectif principal recherché dans la majorité des élevages caprins, l’augmentation de la durée de lactation peut s’avérer intéressante pour réduire le nombre de naissances de chevreaux tout en maintenant une production de lait, et donc de fromage toute l’année. Or, il se trouve que les Français aiment manger du fromage de chèvre mais mangent peu de viande de chevreau, qui est majoritairement exportée. Les débouchés pour la viande de chevreau se réduisent en raison d’une concurrence croissante de pays producteurs et de consommateurs de moins en moins attirés par cette viande. Si un travail de (re)valorisation de cette viande est nécessaire, la réduction du nombre de naissances apparaît également comme un levier pour pallier la crise vécue par la filière depuis plusieurs années.
➞ Les lactations longues chez la chèvre peuvent également être pratiquées pour d’autres raisons comme la gestion de la reproduction des chèvres, la répartition de la production de lait sur toute l’année, l’organisation du travail des éleveurs, etc.
➞ La Chaire Bien-être animal a donné la parole à deux fermes qui pratiquent les lactations longues sur une partie de leurs troupeaux. Ces éleveurs nous expliquent leur démarche, ce qu’ils constatent sur le terrain et en quoi cela correspond à un choix d’élevage. Des pratiques intéressantes, avec des implications en matière de santé et de bien-être animal.
Nous l’avons déjà évoqué dans notre Idée reçue « Les vaches laitières produisent spontanément du lait toute l’année, VRAI ou FAUX ? » : les mammifères ne produisent pas spontanément du lait et doivent donner naissance à un petit pour produire du lait. Cela signifie que pour faire du fromage de vache, de brebis ou de chèvre, il est nécessaire que les animaux donnent régulièrement naissance à des petits.
En France, nous aimons le fromage de chèvre mais nous sommes peu consommateurs de viande de chevreau…

Les Français aiment le fromage de chèvre : la France est le premier fabricant de fromages de chèvre au monde, avec plus de 130 000 tonnes de fromage produites annuellement, dont 80% est consommé directement sur le territoire français[1]. Selon la Fédération Nationale des Eleveurs de Chèvres (FNEC), chaque ménage Français a consommé en moyenne 2,6 kg de fromage de chèvre en 2020[2].
En France, les chèvres sont principalement élevées pour leur lait et moins pour la viande, qui a du mal à être valorisée, en sachant que seule la viande de chevreau est consommée en France. En 2017, sur 1 160 000 chevreaux qui sont nés et ont atteint l’âge de deux mois[3], 300 000 chevrettes ont servi à renouveler les cheptels, 550 000 chevreaux ont été abattus pour alimenter la filière viande et seuls 8000 caprins vivants ont été exportés, principalement des chevrettes pour la reproduction. A noter que 55% de la production de viande française de chevreau est exportée, principalement au Portugal et en Italie[4]. Enfin, 300 000 chevreaux n’ont été ni conservés pour la reproduction, ni abattus après engraissement en 2017 : ce chiffre peut s’expliquer par une surestimation du nombre de chevreaux nés, une part d’autoconsommation, des mortalités précoces…[5]

… ce qui peut poser problème pour les débouchés des chevreaux
Selon un rapport 2021 du Conseil général de l’alimentation, de l’agriculture et des espaces ruraux (CGAAER)[6], la crise du Covid a révélé et exacerbé des difficultés structurelles de la filière caprine.
D’abord, la viande de chevreau est une viande à faible valeur économique et qui est en déclin : le prix d’achat moyen aux éleveurs est actuellement inférieur à 4 euros par chevreau alors qu’il était de 7 euros en moyenne en 2019. Ensuite, les débouchés pour les chevreaux se réduisent avec une diminution de la consommation de la viande en France et la concurrence croissante des pays exportateurs (comme les Pays-Bas, la Grèce, l’Espagne ou la Roumanie). Enfin, le marché est très saisonnier avec des pics de consommation à Pâques, à Noël ou pour d’autres fêtes religieuses alors que les naissances sont concentrées en début d’année (72% des naissances), ce qui impose la congélation et le stock d’une grande partie de la viande de chevreau jusqu’à leur consommation. Avec le Covid, la France a connu une crise en septembre 2020 et au-delà, avec des abattoirs qui n’étaient plus en mesure de stocker la viande de chevreau congelée[7] et donc d’abattre de nouveaux chevreaux.
D’où un paradoxe
Ainsi, pour répondre à la demande des consommateurs en lait et fromage de chèvre, il est nécessaire de faire naître des chevreaux pour entretenir la lactation des chèvres et assurer le renouvellement des cheptels. Or, seuls 20 à 30% des naissances sont nécessaires pour renouveler les troupeaux[8] et la valorisation de la viande des chevreaux restants est difficile. Qui plus est, l’ensemble de la filière caprine se sent concernée par un risque très fort lié au bien-être animal : le chevreau est un animal qui génère de l’émotion et de l’empathie et dont l’abattage est parfois mal perçu par la société[9].
Les lactations longues peuvent répondre à plusieurs objectifs d’élevage
Si un travail quant à la valorisation de la viande de chevreau en tant que mets culinaire semble indispensable, le CGAAER recommande de diminuer dans une certaine proportion, la production de chevreaux[10]. Parmi les outils évoqués par ce dernier dans un rapport de septembre 2021, l’augmentation de la durée des lactations peut être intéressante : « Pour diminuer le nombre de chevreaux rapidement, le développement des lactations longues dans les élevages caprins laitiers est a priori le changement le plus aisé à mettre en place »[11].
Certes, les lactations longues sont mises en place pour différentes raisons et pour des objectifs très variés autour de la conduite d’élevage, la gestion de la reproduction des chèvres, la répartition de la production de lait sur l’ensemble de l’année, l’organisation du travail de l’éleveur, etc.[12] Mais elles peuvent aussi s’avérer intéressantes pour réduire le nombre de naissances tout en maintenant une production de lait, et donc de fromage toute l’année.
En France, il s’agit d’une pratique assez répandue depuis les années 1990. En 2020, on estimait à environ 20 % l’effectif de chèvres concernées par les lactations longues[13], en sachant que les chèvres peuvent connaître une[14] ou plusieurs lactations longues dans une carrière et à différents moments de leur vie : 30 % des lactations longues sont pratiquées en première lactation, 20 % en milieu de carrière et 20 % environ en fin de carrière[15].
Concrètement, de quoi s’agit-il ?
Les lactations longues peuvent être très diverses dans la pratique. Habituellement, en lactation normale, le cycle de production de lait de la chèvre est le suivant :

La durée de lactation est donc d’environ 10 mois, suivie d’un tarissement de 2 mois avant la mise-bas suivante. La lactation longue consiste à continuer de traire la chèvre sans la mettre au bouc chaque année.
La lactation longue, lorsque tout se passe bien, consiste donc à faire produire du lait par la chèvre sur une période de plus de 16 mois et en moyenne de plus de 700 jours sans mise-bas intermédiaire. Cela présente l’avantage de maintenir une production de lait lissée sur l’année, tout en diminuant le nombre de chevreaux produits puisque le nombre de mises-bas est réduit. En termes de conduite d’élevage, cela permet aussi de répartir différemment le travail de l’éleveur à la saison des mises-bas : moins de naissances signifie moins de travail autour des mises-bas et de l’élevage des chevrettes, ce qui peut permettre de consacrer plus de temps et de soins aux animaux. La production de lait répartie sur toute l’année permet également de vendre du lait et/ou de produire du fromage toute l’année et donc de mieux lisser la trésorerie.
A noter que la mise en place de lactations longues n’est pas forcément possible ou couronnée de succès à chaque fois et pour toutes les chèvres : cela dépend des caractéristiques et des capacités des chèvres (niveau et persistance de la production laitière, état de santé, etc.), ainsi que du contexte. Certaines chèvres ne se maintiennent pas suffisamment en lait pour assurer une lactation longue. Qui plus est, toutes les lactations longues ne sont pas nécessairement « voulues » ou ne s’inscrivent pas forcément dans une stratégie d’élevage : elles sont aussi parfois « subies » et issues d’échecs de reproduction notamment.
Quels impacts sur la production de lait, sur la santé et la mortalité de la chèvre ?
Si les lactations longues semblent intéressantes pour diminuer le nombre de chevreaux, on peut se poser la question de leurs impacts sur la production de lait, la santé et la longévité des chèvres.
Concernant la production de lait, la pratique de lactation longue sur plus de 700 jours n’aurait pas d’effet significatif sur le niveau de production de lait dans la carrière d’une chèvre mais s’accompagnerait de teneurs plus élevées du lait en matières grasses et protéines par rapport à une lactation classique, ce qui permettrait d’augmenter le rendement fromager sans que cela n’altère pour autant le goût du lait[16]. Toutefois, ces observations seraient à consolider par d’autres études scientifiques et notamment adaptées au contexte français. Pour améliorer la réussite de la lactation longue et éviter le tarissement naturel, il est recommandé de privilégier les chèvres qui ont un bon niveau de production laitière[17].
Concernant la santé des chèvres, il semblerait que la fréquence des mammites cliniques ne soit pas augmentée en lactation longue[18]. On constate toutefois pour les chèvres en lactation longue, une détérioration des concentrations cellulaires du lait[19], reflets de mammites subcliniques. Toutefois, cela ne signifie pas pour autant que toutes les chèvres en lactation longue ont des résultats de concentrations cellulaires dégradés[20]. Une des recommandations majeures est de choisir les chèvres à maintenir en lactation longue parmi les animaux présentant une bonne santé de la mamelle. Le tarissement (et donc l’arrêt de la lactation longue) peut s’avérer nécessaire pour celles qui présentent des infections persistantes.
Pour ce qui est du taux de mortalité des chèvres, on constate des taux de mortalité inférieurs dans les troupeaux avec des lactations longues, qui s’expliquent sans doute par la réduction des risques liés aux mises-bas[21].
Enfin, il convient de noter qu’il demeure nécessaire de mettre à la reproduction les chèvres présentant les meilleurs potentiels génétiques afin d’assurer le renouvellement des troupeaux. Or les chèvres qui présentent de bonnes caractéristiques pour se maintenir en lactation longue sont généralement également celles qui présentent les meilleurs potentiels. Il convient alors de trouver un bon compromis dans le choix des chèvres à mettre à la reproduction ou à conserver en lactation longue.

Et sur le terrain, quels retours d’expérience ?
Nous avons recueilli le témoignage d’éleveurs qui pratiquent les lactations longues sur une partie de leurs troupeaux, pour des raisons et dans des contextes d’élevage différents : Vanessa Boisdet et Wilfried Facoltet d’une part, Aline de Bast d’autre part.
Vanessa Boisdet et Wilfried Facoltet sont les propriétaires depuis 10 ans de la Ferme de Bray située à Martizay, dans l’Indre. Ils conduisent avec une salariée 130 chèvres alpines, 40 chevrettes de renouvellement et 10 boucs. Ils produisent 80 000 litres de lait par an qu’ils transforment entièrement en fromages fermiers AOP Pouligny Saint Pierre et Sainte Maure de Tourraine.
Aline de Bast est éleveuse de chèvres à Barjon, en Côte d’Or : elle a créé la Ferme du Cul de Sac en 2014, après une reconversion professionnelle et conduit actuellement un troupeau de 18 chèvres alpines. Elle produit 9000 litres de lait par an.


Comment en êtes-vous venus à la pratique des lactations longues
Ferme de Bray : Nous avons 50 chèvres en lactation longue depuis trois ans. Avant de mettre en place les lactations longues, nous avions deux lots de mises-bas dans le même bâtiment, c’est-à-dire un en saison naturelle, et un en contre-saison (mises-bas de septembre) : chaque lot était séparé simplement par le couloir d’alimentation. Les cycles de reproduction des chèvres étaient bouleversés lorsque les boucs étaient sur un lot et pas l’autre, ce qui a conduit, les premières années, à des échecs de mise à la reproduction. La baisse de réussite sur la reproduction a conduit à une baisse de notre chiffre d’affaires. Nous avons donc mis en place les lactations longues pour essayer d’avoir du lait de manière permanente en fromagerie, pour mieux répondre à la demande de la clientèle, tout en contournant les difficultés liées aux deux périodes de mise à la reproduction.
Ferme du Cul de Sac : Mon cheptel était constitué à l’origine de 35 chèvres de race Alpine conduites de manière plutôt « conventionnelle », c’est-à-dire avec des mises-bas chaque année, bien qu’avec une optique très axée sur le bien-être animal. Dès le départ, envoyer mes chevreaux à l’abattoir était impossible pour moi donc j’ai choisi de ne pas les abattre et j’ai cherché des solutions pour les petits qui naissaient, que ce soit via des adoptions, de l’éco pâturage, des placements dans des parcs ou des associations. J’ai aussi amélioré les conditions d’élevage peu à peu en ne retirant les petits des mères qu’au moment du sevrage. Je les séparais des mères seulement la nuit pour pouvoir traire le matin et ne faire qu’une seule traite par jour. Et puis il y a 3 ans, j’ai mis en place cette lactation longue. Je ne l’avais pas mise en place dès le début car pour moi c’était réservé aux élevages intensifs, mais suite à un reportage, je me suis dit que c’était aussi adaptable en petit élevage. J’aimerais atteindre la lactation continue, qui implique qu’une chèvre produise du lait en permanence sans nouvelle mise-bas, mais pour cela il faut qu’une chevrette ait le temps de développer son pis pour tenir dans la durée. En parallèle de cela, j’ai donc mis en place la lactation longue pour mes chèvres qui ont perdu un peu en état après une mise-bas : dans ces cas-là, je les laisse 2 ans de suite en lactation longue pour qu’elles aient le temps de refaire leurs réserves corporelles avant de repartir sur une autre gestation. Aujourd’hui, sur mes 18 chèvres, j’en ai 11 en lactation longue depuis 2 ans et 1 en lactation longue depuis 3 ans.
Quels sont les intérêts, selon vous, de la lactation longue ?
Ferme de Bray : Pour nous, la lactation longue permet d’une part de lisser la production de lait sur toute l’année. D’autre part, cela permet de réduire le travail autour des mises-bas puisque nous n’avons plus qu’un lot de chèvres qui met bas en automne, contre deux périodes de mises-bas les années précédentes (une en automne et l’autre au printemps).
Ferme du Cul de Sac : Il y a plusieurs intérêts : d’abord c’est moins de naissances donc pour moi, moins de petits à placer. Moins de mises-bas c’est aussi moins de stress pour moi et pour les animaux et moins de frais vétérinaires. Sur le plan de la santé, c’est aussi bénéfique pour les animaux qui ont le temps de reprendre du poids, de la vigueur, qui sont plus à l’aise au sein du troupeau. Un autre avantage non négligeable, c’est que l’on a du lait l’hiver : bien que le lait soit en quantité limitée l’hiver (entre 1 et 1.5 litre), il est très riche et présente un meilleur rendement fromager. Le mois de février est souvent critique car il y a une réelle chute de production de lait en raison du froid et le risque de tarissement est important, mais en continuant de traire on arrive à l’éviter. Donc pour l’éleveur, cela permet aussi d’avoir un revenu pendant les 3 mois d’hiver, ce qui n’est pas négligeable. Concernant la qualité du lait, c’était une de mes préoccupations et je fais très souvent des tests sanitaires : en fait, je ne constate pas plus de cellules chez les chèvres en lactation longue que chez les autres ; il y en a même souvent moins que chez celles qui ont mis bas récemment et dont le système immunitaire doit être plus sollicité. Je constate aussi que je n’ai pas eu de mammites sur les lactations longues alors que j’en ai eu sur les autres. On peut se dire aussi que cela permet une plus longue durée de vie pour les chèvres car elles sont moins sollicitées par des mises-bas et moins exposées aux risques liés aux gestations. Et enfin, cela me permet aussi de vendre mes fromages à des consommateurs qui ne mangeaient plus de fromage de chèvre à cause de la problématique d’abattage des chevreaux, voire même à des végans.
Peut-on conduire tout un cheptel en lactation longue ?
Ferme de Bray : Non, absolument pas. Il est impératif de garder un cheptel pour la reproduction et le renouvellement du troupeau, qui est d’environ 30% par an. Conduire tout un cheptel en lactation longue ne permettrait pas de répondre à cet impératif car nous n’aurions pas assez de naissances chaque année.
Ferme du Cul de Sac : Ce n’est pas mon objectif, car il se poserait alors la question du renouvellement du cheptel. Je tiens fortement à mes lignées donc quand je sais qu’une chèvre bonne productrice part en lactation longue, je conserve une de ses filles pour renouveler mon cheptel. Ainsi, j’ai peu à peu dessiné mon cheptel pour conserver celles qui donnaient plus de lait au départ et avoir un troupeau avec une meilleure génétique. J’ai ainsi réduit mon troupeau à 25 chèvres, ce qui diminue un peu mon travail au niveau de la fromagerie, et qui me laisse plus de temps pour m’occuper des chèvres qui sont à la retraite ou handicapées… c’est une approche globale.
Quels sont les facteurs importants pour la lactation longue ?
Ferme de Bray : Le critère de la sélection des mères est un critère déterminant : il permet de sélectionner des chèvres qui tiennent un bon niveau de production laitière en lactation longue. Un autre critère important est la qualité du fourrage : il est nécessaire d’avoir du fourrage de qualité, dans notre cas à base de légumineuses, toute l’année. Nous cultivons ainsi dix hectares de luzerne sur la ferme. Enfin, il faut assurer un bon entretien de la mamelle, que ce soit via la désinfection de la mamelle après la traite, via un paillage régulier, etc.
Ferme du Cul de Sac : L’alimentation est un facteur majeur, même en dehors de la lactation longue. Mes chèvres sortent tous les jours en plein air et pâturent à volonté lorsque leur enclos est ouvert : je ferme l’enclos à la tombée de la nuit donc elles pâturent moins l’hiver que l’été mais de toutes façons, l’hiver elles sont souvent rentrées avant que je ne ferme l’enclos, pour se protéger du froid. Je complémente leur alimentation avec un grain équilibré en fonction de leurs besoins. Il faut être très précis dans le calibrage de l’alimentation. Dernièrement, j’ai observé que mes chèvres qui sortaient moins dehors étaient plus agressives entre elles, et notamment celles en lactation longue : j’ai réduit alors leur complément en grains ce qui a permis de réduire l’agressivité entre elles, mais par contre la production de lait a chuté. Donc c’est un équilibre permanent à trouver au niveau du troupeau mais aussi par individu : il faut parfois adapter l’alimentation d’une chèvre à l’autre de manière très précise et selon les périodes, tout en préservant leur lactation.
Constatez-vous des points négatifs à la pratique de la lactation longue ?
Ferme de Bray : Il ne faut pas faire l’erreur de mettre trop d’animaux (plus de 50% du troupeau) en lactation longue car ensuite le risque est de ne pas pouvoir sélectionner de bonnes chèvres pour le renouvellement du troupeau. Si trop d’animaux sont en lactation longue, on a moins le choix pour les chevrettes de renouvellement et c’est alors l’avenir du troupeau qui est compromis.
Ferme du Cul de Sac : Le point négatif de la lactation longue, c’est les chaleurs entre août et janvier. Quand une de mes chèvres est en chaleur, cela déclenche une période de lutte et de conflit au sein du troupeau. Cela vient peut-être aussi du fait que chez moi, les mâles sont dans le même bâtiment : même si j’occulte la vue des boucs au lot de chèvres qui est en lactation longue, cette période des chaleurs est pénible et on sent que les chèvres voudraient se reproduire, ce qui me gêne un peu en termes de bien-être animal. Il y a aussi la période des mises-bas : pour certaines chèvres en lactation longue, cela n’a pas d’impact ; mais pour d’autres qui sont de « bonnes mères », je vois bien qu’elles aussi aimeraient avoir un petit. Ceci dit, les petits vivent en groupe avec toutes les mères, donc celles qui n’ont pas de petits peuvent profiter des petits des autres, voire essayer de se les accaparer, mais je vois bien que ce n’est pas la même chose pour elles que d’avoir leur propre petit.
En quoi la lactation longue est intéressante, selon vous, en termes de bien-être animal et bien-être de l’éleveur ?
Ferme de Bray : En termes de bien-être des animaux, on sollicite moins les chèvres puisqu’elles ont moins de mises-bas, même si elles produisent en parallèle du lait toute l’année. Pour nous éleveurs, c’est un grand bénéfice organisationnel car cela permet de réduire la pénibilité, les astreintes liées aux mises-bas et à l’élevage des chevrettes.
Ferme du Cul de Sac : Cela permet de moins solliciter les animaux : avec moins de mises-bas, elles sont en meilleure santé le plus longtemps possible et vivent potentiellement plus de 6 ou 7 ans. Au sein du troupeau, celles qui sont en lactation longue prennent de l’assurance, ont un beau poil, ne sont pas maigres : elles sont vigoureuses ! Pour l’éleveur, cela est source de satisfaction : même si je n’ai plus l’interruption hivernale de 3 mois pour me reposer et me remettre à jour dans mon travail, je gagne du temps au quotidien. Je ne ferai pas machine-arrière. J’ai hâte que dans quelques années la majorité du troupeau soit en lactation longue et n’avoir que 3 ou 4 mises-bas dans l’année. Ceci dit, il faut bien être conscient du fait que c’est une démarche qui doit être initiée par l’éleveur car cela modifie considérablement le rythme de travail sur l’année ».
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Article rédigé par la Chaire bien-être animal en collaboration avec Bertrand Bluet, département « Techniques d’Elevage et Environnement » de l’Institut de l’Elevage et Renée de Crémoux, département « Qualité des produits, bien-être et santé » de l’Institut de l’Elevage. Pour plus d’informations : www.idele.fr
[1] Fédération Nationale des Eleveurs de Chèvres, Chiffres clés de la filière caprine 2021
[2] Fédération Nationale des Eleveurs de Chèvres, Chiffres clés de la filière caprine 2021
[3] Le taux de mortalité des chevreaux entre zéro et deux mois est d’environ 15%.
[4] CGAAER Rapport de mission de conseil n° 21026, septembre 2021. Au final en 2017, près de 300 000 chevreaux n’auraient été ni conservés pour le renouvellement du cheptel, ni abattus après engraissement, ce qui selon le rapport, pose la question de leur devenir (autoconsommation, abattages non contrôlés, circuits de ventes informels, mortalité précoce non déclarée, animaux « réformés » dès la naissance).
[5] Fédération Nationale des Eleveurs de Chèvres, Chiffres clés de la filière caprine 2021.
[6] CGAAER Rapport de mission de conseil n° 21026, septembre 2021
[7] En raison de débouchés réduits en même temps qu’une production maintenue.
[8] CGAAER Rapport de mission de conseil n° 21026, septembre 2021
[9] Les appels sporadiques pour l’adoption de chevreaux partant à l’abattoir en témoignent (200 chevreaux à adopter – France Bleue Armorique – mars 2021). CGAAER Rapport de mission de conseil n° 21026, septembre 2021
[10] CGAAER Rapport de mission de conseil n° 21026, septembre 2021, page 32
[11] CGAAER Rapport de mission de conseil n° 21026, septembre 2021
[12] http://www.fnec.fr/IMG/pdf/Collection_Fiche_technique_lactations_longues.pdf
[13] CGAAER Rapport de mission de conseil n° 21026, septembre 2021
[14] Dans la majorité des cas (90%), il s’agit d’une lactation longue au cours de la vie de la chèvre.
[15] J.M. Astruc, C. de Boissieu, D. Buisson, V. Clément, R. de Crémoux, M. Doucet, H.Larroque, I. Palhière, R. Rupp, M. Arnal, N. Bossis, S. Coppin, J.M. Gautier, V. Gousseau, C. Jousseins, G. Lagriffoul, M. Legris, V. Loywyck, P. Martin, E. Morin, C. Robert-Granié, R. Rostellato, F. Tortereau « RUSTIC – Vers une approche intégrée de la robustesse des petits ruminants », Innovations agronomiques 82, 2021
[16] Y. Y. Suranindyah, Rochijan, B. P. Widyobroto and S. Dwi Astuti « Impact of Extended Lactation on Fatty Acid Profile and Milk Composition of Dual Purpose Tropical Goat », Pakistan Journal of Biological Sciences, Janvier 2020 ; A. A. K. Salama, G. Caja, X. Such, R. Casals, and E. Albanell « Effect of Pregnancy and Extended Lactation on Milk Production in Dairy Goats Milked Once Daily » Journal of Dairy Science, Décembre 2005
[17] P. Hassoun, Y. Lefrileux, N. Bossis et R. de Crémoux « Nouveautés dans les pratiques de traite des ovins et caprins : monotraite et lactations longues », Bulletin des GTV, Juillet-Août 2016
[18] P. Hassoun, Y. Lefrileux, N. Bossis et R. de Crémoux « Nouveautés dans les pratiques de traite des ovins et caprins : monotraite et lactations longues », Bulletin des GTV, Juillet-Août 2016
[19] Le taux de cellules somatiques du lait est un indicateur de qualité sanitaire. Plus le nombre de cellules somatiques dans le lait est élevé, plus la probabilité de contamination de la mamelle (et donc d’infection) est fort.
[20] R. De Crémoux, N. Bossis, V. Clément, D. Ribaud « Conduite des chèvres en lactation longue : diversité des pratiques et incidence sur les concentrations cellulaires des laits », JNGTV Nantes, mai 2016
[21] P. Hassoun, Y. Lefrileux, N. Bossis et R. de Crémoux « Nouveautés dans les pratiques de traite des ovins et caprins : monotraite et lactations longues », Bulletin des GTV, Juillet-Août 2016